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Discussion entre Philip Pullman et Ali Nicholl :.
Vendredi 14 Septembre 2018 - 17:45:44 par Haku - Détails - article lu 1741 fois -

Discussion entre Philip Pullman et Ali Nicholl
Panacea Museum, Bedford, Royaume-Uni
18 juin 2018

Transcription par Emily Ross


Invité à visiter des librairies indépendantes dans le cadre d’un concours national, Philip Pullman s’est rendu à Bedford dans la librairie Rogan’s Books et a participé à une interview en public. Il s’explique ici sur les raisons de son retour à l’univers de Lyra quand débute la transcription...


…avec Le Miroir d’Ambre, je pensais que j’en avais fini avec Lyra; mais après il m’est venu l’idée d’une petite histoire nommée Lyra et les oiseaux, et puis une seconde que j’ai nommée Il était une fois dans le Nord, et j’ai réalisé que mon inconscient était très heureux de cet univers. Puis j’ai été très intéressé de voir ce qu’il allait advenir de Lyra en grandissant. Donc j’ai continué à y réfléchir, sans planifier ; juste à y réfléchir en prenant des notes et en continuant aussi à lire, tant et si bien que peu à peu il m’est apparu que, oui, il y avait là une autre histoire, et qu’elle se focaliserait sur Lyra aux environs de la vingtaine. Mais avant que je m’y attèle, je me suis dit qu’il fallait que j’expose une partie du contexte, car il y avait d’autres personnages appelés à apparaître dans la vie d’adulte de Lyra et qu’il nous fallait rencontrer au moins l’un d’eux en particulier ; à savoir Malcolm.

Puisque l’on parle de Malcolm, vous décrivez la Trilogie de la Poussière non pas comme une suite ni un préquel, mais un équel.
Oui, il faut bien avoir une accroche, n’est-ce pas ?

Etait-ce délibéré de revenir à cet univers à une époque différente, avec un point de vue et des perspectives différentes ?
Oui, c’était très plaisant à vrai dire. J’ai aimé découvrir cette facette d’Oxford entre l’écriture de ma première trilogie et la seconde. Oxford, à cette époque, aux environs de l’an 2000, un peu après, a connu pas mal de polémiques autour du chantier fluvial. Sur le canal, à Oxford, il y a un chantier qui est utilisé depuis des années par les gens qui vivent sur des péniches, par ceux qui travaillent sur les bateaux, les gens du canal que j’appelle les Gitans. Il y a eu de grandes discussions pour savoir s’ils allaient vendre le chantier fluvial, s’il allait être reconverti en immeubles d’habitations, ce genre de choses. Les gens du canal m’ont demandé si je voulais m’impliquer et prendre part à leurs revendications : je l’ai fait avec plaisir et ce faisant, j’ai beaucoup appris en découvrant Oxford de ce point de vue. L’Oxford que je connaissais, voyez-vous, et au sujet duquel j’avais écrit, c’était la ville universitaire : le monde des colleges, des rites universitaires, des dîners, des membres de chaque institution, des domestiques et ce genre de choses. J’ai trouvé très intéressant de voir Oxford par un autre point de vue : depuis le niveau de l’eau ; car Oxford est traversé de part en part par des canaux et des moulins à eau, par la Tamise et la Cherwell. C’est une ville d’eau. Aussi, alors que je manipulais cette idée et y réfléchissais, Malcolm s’est frayé un chemin dans mon esprit et je me suis vraiment attaché à lui ; je me suis vraiment intéressé à son Oxford, en plus de celui de Lyra.

En plus du changement de lieu et de point de vue, vous avez déclaré que vous ne voudriez pas reprendre ou modifier votre trilogie, qu’elle était terminée, empaquetée ; mais en revenant vers cet univers pour une nouvelle trilogie, remarquez-vous des changements personnels se manifester dans votre écriture ?
C’est une bonne question, et je pense qu’elle est en partie liée au type de public auquel le livre semble s’attendre. Après, tout comme je suis incapable de dire mon objectif avec chaque livre en particulier, je n’aime vraiment pas dire que tel livre est pour les 8–9 ans, tel autre pour les adultes ; je préfère laisser le livre trouver son public. Mais les livres semblent bien attendre un type spécifique de public. Un manuel de philosophie académique attendra plutôt un lectorat qui n’est pas en premier lieu des élèves de primaires (même si des enfants très brillants de primaire pourraient se retrouver à le lire !). Selon moi, le public qu’attend ce nouveau livre, ou semble attendre, est probablement plus âgé. Mais je ne peux pas en dire plus. Quand j’y pensais, alors que j’étais en train de réaliser en quoi consistait l’histoire que j’allais raconter, j’ai découvert, ou j’en suis venu à réaliser, que par désir d’un monde meilleur, j’avais évolué, passant des thèmes de l’innocence et de l’expérience dans la première trilogie à d’autres préoccupations avec ce livre-là, qui seraient assez bien décrites par le terme vision tel qu’utilisé par William Blake : ‘comment nous voyons les choses’ ; avec de l’imagination ou par une sorte de point de vue froid et unique.

Il faudrait quitter l’unicité du point de vue?
Exactement. Blake était très critique envers la vision unique. Il voulait plus, il pensait que nous ne voyions pas les choses véritablement si nous les voyions avec une approche froide et unique, purement rationnelle. Nous commencions à voir les choses clairement que quand nous les voyions avec également de l’imagination ; je pense que c’est une leçon très importante pour chacun de nous et c’est un sujet auquel je me suis de plus en plus intéressé.

Je trouve cela fascinant, car je suis bien consciente, pour avoir préparé cet entretien en écoutant et lisant vos autres interviews donnés pour La Belle Sauvage, que vous utilisez un langage très visuel quand vous parlez de l’imagination et des livres : ‘Je l’ai vu dans son canoé et il m’a regardé’ ; ‘j’ai vu un personnage dans un précédent livre et je dois écrire à son sujet’. C’est plaisant de voir le processus de cette découverte. Planifiez-vous les livres ? Ou voyagez-vous en découvrant qui vous rencontrez en chemin ?
Je suis incapable de planifier. J’ai essayé… J’ai écrit mon premier roman, oh, il y a des années, quand j’avais environ 21 ans, directement, comme ça, boom, et c’était très mauvais. Et je me suis dit, bien, le second – vais-je écrire un second livre ? Oui, bien sûr que je vais en écrire un ! – je ferais mieux de le planifier. Alors j’ai fait un plan. J’ai passé des mois à écrire ce foutu plan, c’était un superbe plan et il était si complet que je n’avais plus envie d’écrire le livre (rires). J’ai jeté le plan, et depuis lors, je n’en ai jamais refait. Cela m’emplit de désespoir quand j’entends que les enfants doivent faire un plan avant d’écrire une histoire à l’école pour attendre les objectifs de cette ridicule chimère incluse aux programmes. Et je leur dit tout le temps ; oui, faites un plan mais écrivez l’histoire d’abord et le plan après, car non seulement c’est plus amusant, mais cela viendra exactement comme une histoire et vous aurez de meilleures notes. C’est important de faire un plan, oui, mais une fois que l’histoire est écrite. Comme ça vous voyez ce que vous avez fait, ce que vous pouvez couper, ce qu’il faut consolider, et ce dont vous pouvez vous passer, et ce qu’il vous faut développer. Mais jamais je ne planifie à l’avance, non-non.

Est-ce que couper est un acte difficile?
J’aime beaucoup.

Navré de reprendre ce que vous avez dit par le passé, mais vous expliquez que lorsque vous écrivez, vous laissez pousser l’arbre, puis élaguez et ensuite vous tirez un meuble de l’arbre. Qu’en est-il des copeaux qui tombent en chemin ? Les gardez-vous ? Revenez-vous à eux ou vous en débarrassez-vous, votre unique souci étant le produit final ?
Il vous faut être sans pitié. Les éléments que vous préférez sont souvent ceux qui apportent le moins à l’histoire. Vous pouvez vous trouver béat d’admiration devant une belle prose décrivant ces arbres dans le jardin ou n’importe quoi d’autre, mais ce qui se passe à cet instant dans l’histoire, c’est que l’histoire s’arrête ! Parce que vous parlez de ces beaux arbres ! Et les gens veulent savoir ce qui se passe ensuite et n’en ont rien à faire de ces foutus arbres ! Vous pouvez en voir en regardant par la fenêtre, des arbres ! Donc il vous faut être assez brutal avec ce que vous coupez. Mais c’est une démarche qui ne me gêne pas. J’aime aiguiser l’histoire, et la faire fonctionner aussi vite et efficacement que possible. Ce que je fais de ce que je coupe ? Eh bien, je crois que, comme tout le reste, cela finira à la Bodleian Library. C’est ce qu’il adviendra de mes papiers et affaires. Je ne crois pas avoir utilisé dans une histoire un élément prévu pour une autre et finalement écarté, non. Donc mon coffre-fort, chez moi, est plein d’éléments rejetés.

Et tandis que vous écrivez en aveugle et à tâtons, vous en apprenez vous-même sur les univers que vous créez. Et vous avez déjà évoqué le cas des dæmons, inventés pour des raisons toutes pratiques, d’après ce que j’ai entendu.
Oui, je ne les ai pas inventés, mais je les ai découverts un après-midi de désespoir. Je peux assez bien le dater, à vrai dire. Ce devait être en 1993, alors que je commençais à écrire Les Royaumes du Nord. Je n’avais pas pensé aux dæmons jusque-là, mais Lyra était toute seule, elle explorait et était dans cette pièce où elle n’aurait pas dû être et entendait quelque chose qu’elle ne devait pas entendre et cela déclenchait l’histoire. Mais au début elle n’avait pas de dæmon et je n’arrivais pas à m’en sortir, ça ne fonctionnait pas. Aussi au bout de quinze ou seize essaies, j’ai pris péniblement pris une feuille de papier de plus et j’ai écrit ‘Chapitre Un’ tout en haut puis ‘Lyra et son dæmon…’ puis alors j’ai pensé ‘attends, que se passe-t-il ? Elle… Elle a un dæmon? C’est intéressant, que va-t-il se produire désormais ? C’est à peu près ce qui s’est produit : j’étais tout surprise par ce dæmon, et cela déverrouillait la situation car dès lors qu’on a deux personnages dans une scène, ils peuvent se parler, se disputer, négocier, et c’est bien plus vivant que de n’avoir qu’un personnage dont on va décrire les pensées, ce qui entraîne sur des considérations telles que ‘jusqu’où je peux aller ? En dis-je trop ?’ Et ainsi de suite. Le dæmon m’a beaucoup surprise en apparaissant. Cela m’a rappelé la valeur et la grande vérité contenue dans l’excellent conseil de Raymond Chandler aux écrivains – ‘en cas de doute, faites passer la porte à un homme avec un pistolet’. Bref, faites se produire quelque chose que vous-même, l’auteur, ne vous attendiez pas à voir se produire. Parce que ça va faire avancer les choses mieux que n’importe quoi d’autre. Cela n’a pas nécessairement à être un homme avec un flingue, et dans mon cas c’était un dæmon ; mais une fois le dæmon apparu, que pouvait-il faire d’autre ? Oh, par exemple il pouvait changer de forme ; d’abord une mite, puis soudain que devient-il ? Bon Dieu, ce que c’est intéressant ! Mais l’histoire ne pouvait pas vraiment avancer sans que je n’y réfléchisse un peu ; une fois le premier chapitre écrit, je me suis dit qu’à moins d’avoir un rôle dans l’histoire, le dæmon allait juste bloquer les choses ; ce ne serait qu’un caprice. Ce ne serait qu’une de ces choses qui font que j’ai du mal à m’intéresser à la fantasy, car la fantasy est pleine de ces choses assez arbitraires dont on n’a pas forcément besoin. Que cela recouvrait-il, d’avoir un dæmon ? Je ne le savais pas trop. Jusqu’à ce que je réalise que, bien sûr, les dæmons des enfants pouvaient changer et que cela cessait à l’adolescence, ce qui a constitué le moment le plus excitant que j’ai connu en tant qu’écrivain : comprendre que les dæmons des enfants diffèrent de ceux des adultes.

Cela vient-il du fait qu’en grandissant, les enfants se forgent des sortes de menottes mentales, pour prendre un terme Blakien ?
Des menottes mentales, oui, vous mettez tout à fait le doigt dessus. C’est tout à fait ça. C’est une métaphore très appropriée. Mais depuis, j’ai découvert d’autres choses sur les dæmons que j’ignorais, et je continue d’en découvrir tandis que j’écris La Trilogie de la Poussière.

D’ailleurs, en parlant de cela, le premier tome est écrit, et le second…?
Est en cours de relecture, une grande majorité passant à la trappe.

Mais vous continuez de le découvrir. Vous continuez ce voyage en compagnie des dæmons.
Oui, oui, oui. C’est une très bonne idée (rires).

J’aimerais si vous le voulez bien en revenir aux enfants qui sont au cœur de la trilogie originelle et de ce premier tome, en attendant les deux suivants. Vous avez enseigné à des 9–13 ans pendant des années.
En effet.

Et nos deux protagonistes – un peu plus que deux, à vrai dire – ont onze ou douze ans. Y-a-t-il des aspects des enfants à cet âge, l’évolution et les acquisitions de savoirs qu’ils traversent, qui vous intriguent ?
Oui. Je me souviens assez bien de mon enfance et de mon adolescence. Je me souviens de l’immense impression de découverte intellectuelle qui les a accompagnées. Tout un tas de choses vous arrivent, bien sûr : votre corps change, vous prenez bien plus conscience de la sexualité. Mais ce dont je me souviens avec le plus de clarté, c’est la sensation de pure joie et d’excitation à découvrir des choses telles que la poésie, la peinture ou la musique. Je parle de musique classique, pas de pop music. C’était un temps où les portes et les fenêtres s’ouvraient sur des immensités bien plus imposantes et lointaines que tout ce dont j’aurais pu rêver, de distantes chaînes de montagnes que je mourrais d’envie d’explorer, ce genre de choses. Et je voyais cela se produire chez les enfants à qui j’enseignais. Vers douze ou treize ans les grands changements commencent à se produire en eux. Certains sont plus précoces que d’autres mais ils changent, prennent conscience d’eux-mêmes, comme cela nous arrive à tous à cet âge. Tant et si bien qu’ils ne sont plus de jeunes enfants ; ils sont des adolescents : votre corps change, votre voix mue, et tout un tas de choses se produisent et, parmi les enfants notamment, il y a cette impression que l’horizon s’élargit. Et alors je les observais, leur parlais, les écoutais et me souvenais de ma propre enfance et de l’excitation suscitée par mes propres découvertes d’alors. C’était si intéressant d’explorer tout cela. Je suis tombé sur un essai d’Heinrich von Kleist, l’écrivain romantique allemand, alors que j’étais enseignant : il aborde la différence entre la marionnette et le danseur. Il explique cela d’une admirable façon : la marionnette, dit un danseur ami de l’auteur, a bien plus de grâce que le danseur. Pourquoi cela ? Car la marionnette n’a pas conscience d’elle-même ni de ce que ses bras font, si bien qu’elle peut les remuer à la perfection. L’être humain au contraire a toujours conscience de lui-même, surtout s’il n’a pas l’entraînement ou s’il est trop jeune. ‘Regarde ce jeune homme qui joue Paris à l’opéra, dit-il, regarde comment il offre la pomme à Vénus. Son esprit se trouve, et c’est terrifiant de le dire, dans son épaule.’ Parce qu’il fait tel geste, et ensuite il explique que c’est l’histoire du troisième chapitre de la Genèse, quand Adam et Eve goûtent au fruit de la connaissance et se sentent aussitôt gênés de leur propre nudité, dont ils n’avaient pas conscience un instant plus tôt ; c’est une analogie précise des changements qu’on éprouve à l’adolescence. Mais c’est trop tard, vous voyez on ne peut plus dès lors revenir au Jardin d’Éden que garde un ange à la lame ardente. Il vous faut avancer, cheminer dans la vie, connaître la gêne, l’humiliation, l’expérience, la souffrance, toutes ces choses que l’on qualifie de choses de la vie. Puis en fin de compte si vous réfléchissez à ces choses et en êtes conscients et que vous ne vous enfermez pas dans la routine, en fin de compte, vous acquérez une autre sorte de grâce, qui est au bout du spectre de la sagesse, en quelque sorte. Cette idée de Kleist, qui répond assez bien aux principes de Blake d’innocence et d’expérience, me fascinait. C’était ce qui se cachait derrière tout cela.

Vous avez mentionné la poésie au cours de votre jeunesse. Quelles ont été les grandes influences ; les éléments littéraires qui vous ont marqué dans votre enfance et vous sont restés ?
J’ai déjà évoqué une certaine anecdote, mais probablement à personne de cet auditoire, qui s’est produite quand j’avais environ douze ans. J’allais à l’école locale d’Harlech dans le nord du Pays de Galles et il y avait un nouvel enseignant. Il s’occupait du catéchisme, et visiblement on lui avait demandé de préparer un petit quelque chose pour le concert de l’école. Il nous a donc dit, à nous autres qui avions dans les douze ans, que nous ferions les voix de St-Paul. Donc on a commencé à préparer tout cela au tableau noir, et il nous a demandé de recopier le tout, ce que nous avons commencé à faire, quand la porte s’est ouverte. Six grands garçons sont entrés, au moins âgés de deux ans de plus que nous ; boutonneux, mal rasés, traînant des pieds : c’était des malfrats. Et puis ils sont allés au fond de la classe, et il les a dirigés. Ils ne chantaient pas, ils parlaient.
Quel froid périple que nous avons vécu,
Juste le pire moment de l’année
Pour un voyage, et un si long voyage:
Les chemins bourbeux et le temps sévère,
En plein creux de l’hiver.’

Je n’avais aucune idée de ce dont il s’agissait. Et alors qu’ils poursuivaient, et qu’on avançait dans le poème, les vers me parlaient d’une façon très physique : j’ai eu la chair de poule, mon cœur s’est accéléré.
‘Une aube nous descendîmes dans un val tempéré,
Humide, bien au-dessous de la ligne des neiges,
Imprégné d’odeurs végétales,
Avec une eau courante, un moulin battant l’ombre…

Pourquoi ces vers m’ont autant touché, je ne le sais pas, mais ils ont eu un effet certain. Et, bien sûr en va-t-il de même de ce poème de T.S. Eliot, Le Voyage des Mages (ici dans sa traduction par Pierre Leyris en 1947, NdT), ce que je n’ai su que plus tard. C’était pour moi une véritable révélation, car il s’agissait d’une des premières fois où je réalisais la magie que pouvaient avoir des mots, même quand on n’en comprenait pas complètement le sens. Je ne savais pas vraiment ce qui se produisait. C’était tellement magique que je ne pouvais m’empêcher d’être profondément ému. Quelques années plus tard, j’ai à nouveau été ému de la même façon par un autre poète, Milton et son Paradis perdu. Et entre temps, ou plutôt la même année que l’expérience précédente, la même chose s’est produite avec de la musique. C’était la même école, un après-midi d’hiver – un après-midi d’hiver où le soleil brillait néanmoins, un soleil couchant assez bas sur l’horizon, et notre professeur était absent si bien que nous avions du aller dans le hall, pour prendre un livre et rester silencieux tandis que le prof de musique donnait son cours. Et nous écoutions la chorale qui répétait un morceau sans que personne n’ait pris la peine de nous dire ce dont il s’agissait – pourquoi l’aurait-on fait après tout ? C’est alors qu’a démarré cette mélodie magnifique ; je n’avais jamais rien entendu de tel de toute ma vie. J’ai senti mon cœur fondre. Il s’est avéré qu’il s’agissait là de l’aria Voi Che Sapete du Mariage de Figaro de Mozart et il semblait n’y être question que de tomber amoureux. Et le soleil de fin d’après-midi a miroité sur les cheveux d’une fille qui était plus ou moins assise à proximité, et je l’ai regardée, elle n’en a rien su, mais la combinaison du soleil sur ses cheveux et de la musique m’ont fait tomber amoureux : bang, comme ça, j’étais amoureux d’elle toute une semaine (rires). Mais cette musique m’a affecté comme aucune autre jusque-là. Donc pour répondre : Mozart, Eliot, Milton. Qui d’autre ? Bob Dylan, probablement. Parce que comme tout le monde j’avais une guitare et comme tout le monde j’écoutais du Bob Dylan et ses premières chansons étaient assez simples à jouer ; en fait il n’y avait que trois ou quatre accords dans chacune d’elles, si bien que je suis allé jouer dans la rue.

Avec succès ?
(Pause) Non… (rires) J’ai vécu une expérience assez traumatisante au Seashell Café de Pwlleli quand mon porte-harmonica fait-maison s’est cassé pendant l’apogée de When the Ship Comes in (rires). Mais cela fait partie du processus d’apprentissage, voyez-vous.

Donc ce qui vous a séparé de Dylan, c’était un porte-harmonica ?
C’est la raison de ses plus grands succès (rires) Oui, il avait un porte-harmonica de professionnel, et c’est pour cela que cinquante ans plus tard il a reçu le Prix Nobel ! (rires)

Ce qui me fascine ici, surtout quand vous parlez à la fois du poème d’Eliot et de votre écoute de Mozart pour la première fois, a été votre description orale et utilisation de la lumière, également. Le Voyage des Mages est une question de lumière, puis quand vous entendez Mozart, la lumière entre dans la pièce – c’est clairement quelque chose d’important pour vous. Est-ce quelque chose que vous insufflez délibérément à vos écrits, ou bien est-ce impossible de le partager ?
(rires) On ne peut l’empêcher. Je ne fais pas de check-list, mais le genre de choses que je me demande dans chaque scène que j’écris, c’est de savoir où nous nous trouvons, quel est le temps, d’où vient la lumière, quelle heure est-il, qui est là, tous ces éléments qui sont si utiles quand on lit une scène. J’aime que ces choses me paraissent claires. La question de la vision que l’on a des choses joue un rôle dans La Belle Sauvage, car à un certain point, Malcolm, qui est le protagoniste, voit un petit frétillement de lumière qui peu à peu grandit et disparaît. Et il appelle cela un ‘anneau pailleté’, car cela lui rappelle cet hymne (Let Us with a Gladsome Mind) qui contient ces lignes :
La lune cornue dans la nuit,
Parmi ses soeurs pailletées luit

Il est très sensible à la poésie, tout comme je l’étais. Et cette phrase lui parle, aussi en tire-t-il ce mot. J’ai fait cette expérience plusieurs fois, de nombreuses fois ; ce sont des scotomes, qui n’annoncent pas toujours de mal de tête – mais c’est un phénomène remarquable. Je l’ai d’abord remarqué alors que j’essayais de lire de la musique au piano, et je ne parvenais pas à voir la note car là où je regardais, il y avait ce petit truc scintillant, qui grossissait progressivement et s’est transformé en sorte d’anneau brisé puis qui au bout d’une vingtaine de minutes a disparu plus ou moins comme ça. Et cela vous laisse une vague sensation de bizarrerie et d’étrangeté. Quoiqu’il en soit, je voulais que Malcolm fasse cette expérience, car je voulais moi-même en explorer la signification. Une personne à la vision étroite dirait que cela n’a pas de sens – c’est lié à la pression sanguine dans le cerveau ou quelque chose du genre ; cela n’a pas de sens en tant que tel. Mais Malcolm est jeune et très curieux de tout. Il demande à son amie, le docteur Hannah Relf, ce dont il s’agit et elle lui répond que cela ressemble à un scotome. En anglais, cela se dit migraine aura et Malcolm comprend aurore, et aussitôt il pense qu’il s’agit d’aurores boréales. Ce qui, en retour, va le mener par la suite à sa propre théorie sur la vision qui... mais je ne vais pas en dire plus car on n’en est pas encore là. Mais pour en revenir à votre question sur la vision, oui c’est important.

Vu que l’on parle de La Belle Sauvage, le livre démarre de façon très légère, bien plus que ne démarrait Les Royaumes du Nord, qui se focalisait aussitôt sur l’élément déclencheur. Cet opus est par contre plutôt plus sombre que la première trilogie.
Je trouve aussi, oui.

Était-il alors volontaire de votre part dans ce cas de démarrer sur le quotidien du pub – et pas besoin de mettre en garde contre d’éventuels spoilers vu qu’il s’agit ici des cinq premières pages du livre.
Oui, je voulais mettre en place le cadre de vie de Malcolm et le dépeindre comme intensément sûr et bienveillant. Il est fils unique, enfant d’un tenancier de pub dans un établissement qui existe vraiment, La Truite, et je voulais lui offrir un cadre de vie avec des parents qui le laissaient aller et venir à ses propres aventures sans le retenir, qui l’aimaient énormément sans pour autant l’étouffer et qui étaient suffisamment indifférents à ses escapades pour le laisser libre de ses centres propres d’intérêts dont il ne parlait à personne ; mon éditrice française m’a dit que je lui avais donné l’image d’une enfance absolument parfaite et heureuse, et je crois que c’est le cas. Elle est donc très différente de celle de Lyra, emplie de drames, de frénésie et de mystères. Il est très posé et protégé, ce qui va l’aider par la suite dans le livre quand il va avoir à aider la très, très jeune Lyra pour la sortie d’une situation difficile.

On voit ici, aussi bien dans la trilogie originelle que dans La Belle Sauvage, des enfants ordinaires plongés dans des circonstances exceptionnelles ou extraordinaires et qui se doivent d’y faire face.
Absolument, complètement, oui. Je ne voulais pas faire de Lyra, Malcolm, ou Will des enfants spéciaux, avec des dons spéciaux ou une destinée spéciale. Les sorcières pensent que Lyra compte à cause de quelque chose qu’elle fera, mais elle ne sait pas ce que c’est et elle le fera par accident, par hasard. Elle n’est que l’agent de la chose, plutôt que la porteuse immense d’une majestueuse destinée. Pas du tout ! Ce sont des enfants très similaires à ceux à qui j’enseignais. Il y a une Lyra, un Will dans chaque classe de chaque école dans le monde. Et un Malcolm. Et je voyais les enfants à qui j’enseignais, comme je le disais, je vouais leurs alliances, leurs amitiés, et les groupes qu’ils constituaient. Très intéressant de voir les différences entre les groupes de filles et de garçons à cet âge. Les groupes de fille sont très resserrés, fermement unis, conscients de leur constitution et appartenance. Chez les garçons, c’est plus décontracté, rapide, moins intense. Mais si une fille est rejetée de ses amies, si l’amitié est rompue, c’est traumatisant – il y a des larmes, des sanglots et des pleurs, et le plus souvent il y avait deux groupes de filles dans les classes où j’enseignais, qui étaient assez différents. Le premier était celui des filles à la mode qui connaissaient les paroles de toutes les chansons du moment, le genre de filles de la société-café, qui étaient précoces, et savaient tout du maquillage et des petits copains. L’autre genre était celui des petites filles toujours comme il faut, qui faisaient leur travail à temps et m’apportaient des cadeaux et qui, à chaque fois qu’elles écrivaient la lettre i, faisaient invariablement un gros cercle au-dessus en guise de point. Il y a eu une classe où une fille a été rejetée du groupe à la mode et qui a flotté une petite semaine avant de rejoindre l’autre groupe. Et alors elle a complètement changé ! D’une fille dédaigneuse, à la mode et qui regardait les garçons de haut, elle est devenu sage, calme, m’a apporté des cadeaux et a cerclé ses points sur les i. C’est juste fascinant de les observer.

Malcolm entreprend un voyage : partant d’une enfance heureuse où il peut explorer à sa guise, il se retrouve dans le monde sauvage, constitué de canaux plutôt que de bois, qui rappelle les contes de fées traditionnels. Or, entre A la Croisée des mondes et La Belle Sauvage, vous avez sélectionné et repris les contes de Grimm. Pourquoi ont-ils tant de résonance chez les gens ? Et chez vous ? Pourquoi cela valait-il la peine de s’intéresser de nouveau à eux ?
J’ai toujours été fascine par les Grimm – et les contes populaires de toutes sortes. Connaissez-vous le merveilleux recueil de contes populaires italiennes d’Italo Calvino par exemple ? Et celui des contes britanniques de Katharine Brigg. Ces contes me fascinent, à cause des structures que l’on trouve dans chacun d’eux et parce que ces dernières sont récurrentes, et que l’on trouve l’histoire d’Ali Baba dans les Mille et une Nuits, et une histoire très similaire dans les Contes de Grimm, à coup sûr inspirée de celle-ci. Ces structures et éléments étaient intéressants, mais quand Penguin Classics m’a demandé de faire une collection de contes de Grimm pour remplacer celle qu’ils imprimaient depuis trente ou quarante ans, j’ai sauté sur l’occasion. J’ai lu toutes les histoires dans les traductions de Grimm que j’ai pu trouver, et en ai choisi les soixante ou soixante-dix meilleures pour les raconter à mon tour, aussi clairement que je le pouvais. Mon but était d’être d’une limpidité cristalline, c’est ce que j’ai dit. L’histoire peut se dérouler sans aucun arrière-plan politique ni aucune tentative de ma part de jouer au plus fin et d’en tirer quoi que ce soit sur le plan littéraire. Et j’ai beaucoup appris ; j’ai découvert des histoires que je ne connaissais pas, comme Les Trois Feuilles de serpent, qui est merveilleuse. Et j’ai appris des choses auxquelles j’ai attaché de plus en plus d’importance, comme la pure douceur de la narration : ‘Il était une fois un fermier qui avait trois fils. Alors qu’il s’apprêtait à mourir, il appela ses fils …’ Vous voyez : c’est immédiat, pas de description contextuelle, pas de description de personnage, pas de profondeur sociale et d’observations comme on en trouverait dans un roman. Un roman, c’est une espèce différente. C’était très amusant d’écrire ces histoires, tout comme ce l’était d’apprendre d’elles comment être vif, comment être efficace. Et puis vous apprenez aussi, si vous en avez la curiosité, d’où viennent ces histoires. J’ai remarqué après avoir lu plusieurs d’entre elles que certaines des meilleures histoires rapportées par les frères Grimm provenaient d’une femme nommée Dorothea Viehmann, la veuve d’un vendeur de primeurs, elle-même mercière ou quelque chose du genre dans la cité voisine. Ses histoires sont particulièrement bonnes car elle a visiblement réfléchi à leur structure de façon posée. Elle les a travaillées, les a dégrossies, se les ai racontées à elle-même et en réalité, les frères Grimm disaient qu’ils aimaient collecter ses histoires car elle savait répéter ses histoires de la même façon d’une fois à la suivante, si bien qu’il leur était facile de la poser sur le papier. Ses histoires étaient particulièrement bonnes, et deux d’entre elles dans la collection étaient si réussies qu’il était impossible de les améliorer. L’une s’appelle Le Pêcheur et sa femme, que vous connaissez peut-être, celui où la femme veut toujours plus, et où le couple se retrouve au final à revenir dans la cahutte où ils vivaient. L’autre histoire est Le Conte du Genévrier. Ces histoires ne leur furent pas racontées à l’oral, mais envoyées à leur attention sous forme de manuscrit par un homme du nom de Philipp Otto Runge, peintre de son état, et qui étaient rédigées dans un dialecte particulier – je ne saurais plus dire lequel – mais pas un allemand des plus communs. Quoiqu’il en soit ces deux histoires ne fonctionnent pas comme les autres, qu’il est facile de raconter avec vos propres mots. Si vous voulez raconter le Conte du Genévrier avec un maximum d’effet, et c’est une histoire très efficace – une histoire d’épouvante – si vous voulez y mettre le maximum d’effet, donc, il vous faut utiliser leurs mots car cela ne marchera pas aussi bien avec les vôtres. C’est étrange ; car je gardais en mémoire les enseignements d’Italo Calvino, qui disait en citant un vieux proverbe de Toscane dans son propre recueil de contes que l’histoire n’est pas belle si rien ne lui est ajouté. Bref, si vous racontez une histoire, nous seulement vous êtes autorisés à y ajouter vos propres éléments, mais vous y êtes encouragés. Et cela dépend du conteur, également : si vous excellez aux histoires amusantes, eh bien, rendez les plus drôles. Il y a une histoire divertissante, nommée La Souris et la saucisse, sur laquelle un conteur comique pourrait s’éclater. Si vous êtes plus à l’aise avec le suspense et l’horreur, des contes tels que Le Futur Marié criminel fera frissonner n’importe qui, merci pour eux. Mais votre propre tempérament, et votre personnalité, ainsi que votre talent – ce à quoi vous êtes bon – prendront toute leur dimension quand vous racontez des contes populaires.

Ayant été vous-même un auteur prolifique, et ayant créé toutes les histoires que vous avez créées, vous avez été adapté par le biais de films hollywoodiens, des pièces de théâtres, des audiobooks, des pièces à la radio, des BD, une nouvelle série télé…
Ne manqué que le T-Shirt.

Est-ce excitant pour vous de voir d’autres conteurs travaillant sur d’autres media s’emparer de vos mondes et créations pour exercer leurs propres talents de conteurs ?
Oui, mais comme l’a dit quelqu’un vous, ça ne doit pas monter à la tête. C’est toujours intéressant et ça paye bien (rires) mais parfois vous trouvez un acteur ou une actrice, comme Nicole Kidman par exemple dans le film, qui apporte quelque chose d’absolument unique à son personnage et apporte quelque chose dont vous n’étiez pas conscient – c’est merveilleux quand cela se produit. Mais il arrive aussi que vous ne découvriez que votre histoire est entre les mains d’un scénariste moins que compétent, ou un réalisateur manquant d’imagination ou autre chose, et le résultat en souffre. Mais vous savez, vous ne pouvez pas vous permettre d’intervenir là-dessus tout le temps. En partie car ils ont acheté les droits pour le faire et vous ont donné un paquet de fric pour cela, si bien que vous ne pouvez pas vous permettre de dire ‘oh non, arrêtez, vous avez tout faux’ Mais surtout, vous n’en avez pas le temps, car vous écrivez un autre livre ! Vous savez, les gens demandent si ça inquiète un auteur – je ne me souviens lequel s’est vu poser la question (James M. Cain, auteur de Double Indemnité, Mildred Pierce et du Facteur sonne toujours deux fois) – que quelqu’un puisse dénaturer son livre, et cet auteur avait répondu : ‘Ils n’ont rien fait à mon livre, il est sur l’étagère, toujours là !’ S’il y avait une loi qui disait que tout livre adapté en film doit voir toutes ses copies retournées ou brulées, ce serait différent, mais une telle loi n’existe pas ! En fait, quand on voit des films tires de livres qu’on a aimés, on s’attend d’expérience à être légèrement déçus. Vous savez, vous n’aimez pas ceci, elle n’a jamais dit cela… Ils changent la fin, écarte votre moment préféré, tout ça. Je prends cela comme un fait accompli (en français dans le texte, NdT).

Parlons du prochain tome…Son titre est tire d’un traité des peuples souterrains et très largement invisibles des fées, elfes et faunes…
C’est cela. En effet. Il se nommera The Secret Commonwealth, et le titre était tellement bon que je l’ai subtilisé. Il n’y a pas de droits sur les titres… Ceci dit, les droits n’eurent pas été applicables dans ce cas.

Le livre date de 1692, je crois.
Oui, c’est un petit livre par Robert Kirk qui était un homme d’église écossais, et il traitait du folklore des fées, des farfadets, des gobelins lutins, et démons et ce genre de choses, faisant de cela un petit ouvrage fascinant. J’ai juste récupéré le titre.

Que peut-on donc attendre de ce Secret Commonwealth, et quand le verrons-nous ?
Eh bien j’espérais pouvoir en finir la relecture d’ici l’été mais cela s’est avéré impossible par ce que je me suis rendu ici et là et j’ai fait d’autres choses ; donc je vais finir de le relire d’ici la fin de l’année et… il sera publié à un moment donné l’an prochain. Puis il me faudra finir le troisième tome.

Qui a déjà une existence ?
Je peux vous dire où cela va les mener, et ce sera en Asie Centrale (rires et hourras du public) C’est un endroit où je ne suis jamais allé mais je ne suis jamais allé dans l’Arctique et j’ai pourtant écrit Les Royaumes du Nord, donc je pense que je peux aussi m’en sortir (rires). Mais c’est là-bas que tout cela les mènera. Et le thème de la vision aura un rôle à jouer.

Fantastique. Merveilleux. Merci beaucoup pour cette conversation.

Rachael Rogan : En effet. Je ne voulais pas interrompre, nous avons sélectionné quelques questions si cela ne vous gêne pas de vous pencher sur celles-ci. Je suis consciente que le temps presse et que Philip doit rentrer chez lui ce soir.

La nuit est encore jeune (rire).

Parlez-nous de vos espoirs et craintes vis à vis de l’adaptation de la BBC : une nouvelle série avec James McAvoy et Dafne Keen…
Ruth Wilson, Lin-Manuel Miranda, l’homme derrière Hamilton – qui jouera Lee Scoresby. Évidemment, mes espoirs sont qu’il s’agira là d’un rendu fidèle de l’histoire. Je sais qu’il y a de bons acteurs. Ce que j’ai vu sur le design est spectaculaire. Je pense qu’ils ont assez de goût pour ne pas surenchérir dans le spectaculaire, car on peut se laisser submerger s’il y a trop d’effets spéciaux et d’images numériques. J’ai parfois pensé que la meilleure façon d’adapter l’histoire serait de le faire avec un budget restreint avec des canettes et des bouts d’étoffe pour décors ; en image par image. Mais ils ont un gros budget. J’espère qu’ils raconteront le tout correctement. Mes craintes – ce serait que la série ne trouve pas son public et soit annulée après une saison.

Je sais qu’on vous pose souvent cette question, mais c’est de Lauren de la bibliothèque de Kempston. Pourquoi avez-vous choisi une héroïne féminine avec Lyra ?
Je ne l’ai pas choisie, vraiment. C’est elle qui m’a choisi. Je n’avais pas pensé ‘Bon, là je dois écrire un livre sur une fille, car il y a peu de livres avec des filles!’ En fait, il y a plein de livres sur les filles ! Et de plus en plus de nos jours, il y a des livres sur des filles qui sont, entre guillemets « fougueuses » (feisty, en anglais, NdT). C’est un mot que je n’utilise jamais. J’ai dit aux producteurs de la série : ‘Lyra – feisty – VOUS OUBLIEZ TOUT DE SUITE’. Je n’aime pas ce mot. Vous savez d’où il vient ? Si vous ouvrez un dictionnaire étymologique, vous trouverez que ça provident d’un mot de vieil allemand pour ‘pet’. Le mot est feist. feisty dog désigne un chien qui jappe ici et là en pétant. C’est ce que vous dites, quand vous qualifiez une fille de ce mot ! Je ne le ferai pas. Mais pour en revenir au sujet, je n’ai pas choisi délibérément ma protagoniste, mais elle a été celle qui est venue à moi. Je n’avais pas le choix à son sujet et j’en étais très content. J’ai écrit au sujet d’autres filles dans d’autres livres : au sujet de Lila, dans La Magie de Lila, et à propos de Sally Lockhart dans quatre livres ayant pour cadre le Londres victorien. Je suis donc ravi, pour tout un tas de raisons, d’écrire à ce sujet, mais pour autant si vous voulez des personnages féminins forts, vous n’avez pas pour autant à rendre les garçons faibles. Il y a eu une recrudescence il y a quelques années, de princesses “fougueuses” qui s’en allaient sauver des princes froussards entre les griffes de dragons, des choses du genre. Cela n’apporte rien, qui s’en soucie ? Qui s’intéresse à un prince froussard ? Personne. Je m’en suis donc toujours tenu à des garçons forts, également. Will et Malcolm, par exemple. Mais, vraiment, je n’ai pas choisi Lyra.

Vous dites qu’elle vous a choisi – vivez-vous avec vos personnages ? Entrent-ils et sortent-ils de votre vie ou bien ne sont-ils là que lorsque vous êtes dans le processus d’écriture ?
J’y pense très souvent. Pas tout le temps, car je pense parfois au livre que je lis ou à ma sculpture sur bois et comment je vais couper ce morceau de bois en particulier : dois-je vraiment le couper, utiliser la scie à ruban ou la scie sur table ? Ce genre de choses. Mais quand je ne suis pas occupé à ces choses, quand je me repose, quand je traînasse, oui, je pense tout le temps à eux. Essentiellement dans le cadre de l’histoire ; que se passe-t-il si on fait cela ? Ce serait dur de faire ça, mais dans le même temps, oui, je sais, il suffit de faire cela… Toutes ces négociations avec moi-même, avec le cours de l’histoire, des possibilités et des issues possibles, elles vont et viennent constamment.

Si vous détaillez incroyablement vos personnages, la question se pose : vous n’évitez pas les questionnements philosophiques dans vos livres. Quand vous démarrez votre écriture, cela se fait-il avec un concept philosophique majeur ?
Non, jamais. Non, non, non – je commence par un simple évènement.

Je ne sais pas de qui provident la question, mais réfléchissez à ce que vous avez fait...
Non, non. Je suis intéressé par ces sujets, très intéressé même et lis beaucoup à leur sujet, mais on ne démarre jamais avec une telle thématique. On démarre avec un incident. C’est ce que je fais, du moins. Commencez avec quelque chose de curieux, qui vous donne envie de savoir ce qui arrivera ensuite. Commencez avec les personnages, le décor, le temps, ou bien le bateau, la rivière, peu importe, mais commencez par quelque chose de concret et visible, c’est ainsi que je m’y prends. Un thème philosophique émergera, et vous n’y pouvez rien. Si vous écrivez un livre qui demande plusieurs années de travail, les sujets qui vous préoccupent en tant qu’adulte seront forcément présentes dans celui-ci car vous ne pouvez pas conduire une même tâche pendant sept ans sans le faire avec sérieux, cela n’a rien de trivial, vous ne pouvez pas l’être. Vous le faites avec sérieux et c’est l’une des choses les plus sérieuses que vous ferez. Aussi, tout naturellement, vos sujets de préoccupation viendront s’insérer à un point donné de l’histoire.

De mon point de vue, et je pense qu’il est partagé, la spécificité de votre écriture est qu’elle ne se contente pas de construire des mondes figés qui se contentent de proposer ce que l’on voit régulièrement en fantasy, à savoir des assertions assez froides « ici il y une race de créature, là une autre, et pour une raison donnée, elles ne s’aiment pas – ou bien si ». Au lieu de cela, il est plutôt question d’interactions entre des choses, des gens, et des situations.
Oui, je veux dire, c’est à propos de nous que j’écris, bien sûr ; à propos de notre monde. Et le dæmon n’est qu’une métaphore de quelque chose que nous connaissons tous mais que l’existence des dæmons rend juste un peu plus visible. Lyra est un être humain, pas une habitante de la planète Zargon ou je ne sais quoi. C’est ce genre de romans que je cherche à lire. Je lis très peu de fantasy car la plus grande majorité de celle-ci me parait entièrement arbitraire. Vous voyez, qu’ils aient deux têtes ou qu’ils soient verts, je m’en fous. Je n’ai pas beaucoup lu de fantasy qui s’intéresse à ce que c’est d’être humain. L’une des œuvres qui s’y intéresse est Un Voyage en Arcturus de David Lindsay, un livre très étrange publié il y a presque cent ans. Et cela parle en particulier de moralité, du bien et du mal, et c’est brillant – mais une exception comme je le disais.

Vous avez déjà dit que vous pouviez vous rappeler précisément le moment où vous avez pensé pour la première fois aux dæmons, mais la question pourrait être : pouvez-vous mettre le doigt sur la première pensée qui vous a inspiré le monde où se déroule votre trilogie ?
Il s’agissait de Lyra entrant dans une pièce où elle n’aurait pas dû, et il s’agissait d’un Salon à Oxford, un Salon d’Erudits. Il s’agissait de savoir ce qu’une jeune enfant pouvait y faire, et pourquoi elle y allait. C’était intéressant… Que pouvait-elle… Oh, oui, elle entend quelque chose. Et il y a une bouteille de tokay ; le tokay est l’une de mes boissons préférées, et j’avais envie de l’intégrer à l’histoire alors je l’ai fait, il y a une carafe de tokay. Et cela impliquait un tas d’autres choses : l’univers et les rituels de Jordan College et le monde exotique des rituels fastueux des colleges, et ainsi de suite ; tout est parti de là et a grandi autour, autour de ce petit moment où Lyra renter dans cette pièce où elle n’aurait pas dû se trouver.

Il nous reste une dernière question, assez spécifique : les sorcières sont-elles affiliées au peuple des fées dans La Belle Sauvage?
Eh bien, les sorcières que l’on croise dans A La Croisée des mondes sont des femmes du Nord, dotées de certaines caractéristiques. L’une d’elles est qu’elles peuvent vivre très, très longtemps. Une autre est que, bien qu’elles aient des dæmons, elles peuvent s’en éloigner contrairement aux femmes ordinaires – elles peuvent être à l’opposé du monde par rapport à leur daemon. Les sorcières ne constituent pas une culture unique : il y a différents clans de sorcières, avec leurs propres alliances et habitudes, tout comme il en va des nations humaines. Elles prennent des amants humains : des hommes qui ne vivent qu’un bref battement de sourcil en comparaison de leurs existences. C’est tellement tragique d’être une sorcière, et ce l’est de plus en plus à mesure que les années passent, car les vos amants vieillissent et meurent en un battement d’ailes de papillon, et il en va de même des enfants que vous portez : ils vieilliront et mourront longtemps, bien longtemps avant vous. C’est donc une sorte de fatalité de naître sorcière, et cela m’a toujours frappé, toujours paru un aspect psychologique digne d’intérêt : qu’est-ce que ça fait, d’être une sorcière ? Pour ce qui est du peuple des fées, les membres qui apparaissent – il y a une fée dans La Belle Sauvage – ce sera un élément du roman The Secret Commonwealth, bien sûr, un terme utilisé dans le livre. On en apprendra plus sur leur place dans notre monde dans The Secret Commonwealth mais aussi dans le livre suivant, qui viendra ensuite. Je ne veux pas trop en dire pour le moment ; c’est un peuple différent des sorcières, mais les sorcières appartiennent à ce semi-monde irrationnel qui se situe entre notre monde et celui des choses dont on ne sait rien. C’est pour cela qu’elles viennent de l’Arctique, je suppose.

Pour finir, si vous le permettez, une question aléatoire de mon cru : je vous ai entendu dire par le passé que l’un de vos livres favoris était Le Gâteau Magique (paru en 1918, NdT). Entendant cela, j’ai cherché et lu le livre et je me demande si vous pourriez tisser un lien entre le contenu de ce brillant petit livre – très drôle, qui contient des petits extraits de poésie – et un monde dans lequel les personnes et les animaux, sans commentaires, vont de pair. Très tôt dans le roman, on rencontre Bill Beluga qui –
C’est un homme avec un chapeau très large, une barbe qui fait la moitié de la taille de son chapeau et des pieds aussi larges que sa barbe.

(rires) – qui est décrit comme une sorte de prospecteur minier australien d’une autre époque. Et son acolyte –
Sam Cloulebec…

…Sam Cloulebec, en effet, qui est un manchot !
Oui.

Et il n’y a pas de distinction dans ce monde entre les animaux et –
Oui, ils étaient compagnons d’équipage !

Et dans le contexte de ma lecture, je me demandais si vous pouviez faire des parallèles ou des liens renvoyant…
Je ne peux pas voir de lien direct mais j’aime tout simplement ce livre. C’est exceptionnellement drôle, et l’une des choses qui en font un vrai délice sont les illustrations de Norman Lindsay, qui l’a aussi écrit. C’était un homme très intéressant. Un film a été fait à son sujet, avec Sam Neill, je ne me souviens plus du titre. Elle Macpherson jouait dedans également. Il était un artiste avec deux jolies petites filles, et il y a eu une sorte de scandale dans –

Sirènes (film de John Duigan sorti en 1994, NdT).
C’est celui-là même. …un scandale dans sa petite ville de l’arrière-pays où ils vivaient. Mais il a écrit quoi qu’il en soit ce livre vraiment amusant, mais aussi plusieurs livres pour adultes, tous très drôles également. J’adore ce livre, et n’ai cessé de l’aimer depuis que j’ai eu huit ans.

Fantastique. Très bien, Philip, merci beaucoup pour votre temps.
Merci pour vos intéressantes questions, et merci à vous tous pour avoir écouté.


Détails
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Vendredi 14 Septembre 2018 - 17:45:44
Haku
Source : Rogan Books
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