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Narration et autorité - discussion avec Erica Wagner :.
Mardi 26 Octobre 2010 - 20:32:37 par Haku - Détails - article lu 1928 fois -

Philip Pullman discute avec Erica Wagner autour du thème "Narration et autorité"
Festival and Co.
19 juin 2010, 16:10, Paris, France.



De gauche à droite : Philip Pullman, auteur ; Erica Wagner, journaliste au Times ; Monica Michlin (traduction).




Le 19 juin 2010, Philip Pullman participait au FestivalandCo à Paris, organisé par la librairie anglaise Shakespeare and Co, située à deux pas de là. Deux heures après avoir quitté les membres de Cittàgazze, l’auteur participait à un débat dont nous vous proposons la traduction intégrale. Face à lui, Erica Wagner, auteure et journaliste du Times qui l’a déjà interviewé à plusieurs reprises.



Erica Wagner
Bienvenue à cet événement proposé par le magnifique FestivalandCo. Je suis Erica Wagner, et je suis ici pour présenter et parler avec Philip Pullman. Pour votre information, ce qui va suivre durera environ cinquante minutes, puisque nous commençons un peu plus tard que prévu ; je vais présenter Philip, puis il lira pendant cinq-sept minutes ; lui et moi aurons une petite conversation, puis vous aurez un peu de temps pour lui poser vos questions.

Philip Pullman, n'a, bien sûr, plus besoin d'être présenté, mais je vais le faire néanmoins. Il est l'auteur d'une vingtaine de livres, la plupart étant « des livres que les enfants lisent », bien que ses lecteurs soient, et ont toujours été, de tous âges. Il est peut-être plus connu pour la trilogie À la Croisée des Mondes, entamée avec Les Royaumes du Nord en 1995, poursuivie dans La Tour des Anges en 1997, et achevée avec Le Miroir d’Ambre en 2000. Ces livres ont gagné de nombreux prix, parmi lesquels la Carnegie Medal, le Guardian Children’s Book Award, et pour Le Miroir d’Ambre, le Whitbread Book of the year Award, faisant de celui-ci le premier livre de littérature jeunesse à l’obtenir. Philip Pullman se reconnaît très chanceux pour ce qui est des prix. En 2002, il a gagné le Eleanor Farjeon Award pour la littérature jeunesse, et en 2006, Les Royaumes du Nord ont remporté la Carnegie des Carnegies, choisie par les lecteurs parmi tous les livres ayant gagné la médaille depuis sa création soixante-dix ans plus tôt. Son nouveau livre s'ouvre de manière frappante :

Ceci est l’histoire de Jésus et de son frère Christ, de comment ils sont nés, de comment ils ont vécu et de comment l’un d’eux est mort. La mort du second n’est pas du ressort de cette histoire.


Le livre s'appelle The Good Man Jesus and the Scoundrel Christ, et il constitue la dernière parution de la série avant-gardiste des Mythes, par Canongate. Il s'agit d'une réécriture de l'épisode de l'Évangile séparant l'histoire de Jésus, le rabbin visionnaire, de celle de Christ, le fils de Dieu, que les conteurs qui suivaient Jésus ont manipulé pour bâtir une foi. Durant le festival littéraire du Sunday Times à Oxford récemment, un membre du public a fait remarquer que le titre de ce livre était choquant pour un Chrétien ordinaire, ce à quoi Pullman a répondu avec force, et à juste titre, que personne n'a le droit de vivre sans être choqué. Dans cet esprit, il va nous lire un passage de The Good Man Jesus and the Scoundrel Christ, avant de nous parler de narration et d'autorité. Philip ?


Philip Pullman
Merci, Erica. Je vais lire un chapitre se situant vers le milieu du livre. Juste pour le présenter à ce festival, je tiens à dire que j'ai conçu cette histoire à propos de Jésus Christ comme étant, comme dit dans la première phrase, à propos de Jésus et de son frère Christ. J'ai séparé Jésus Christ en deux, en deux jumeaux. Et j'ai fait cela pour souligner, pour accentuer ce que je pense être une différence entre ces deux choses : l'homme et le mythe. Donc ils étaient jumeaux. L'un d'eux est charismatique, actif, passionné, plein de réponses, doué, à moitié guérisseur... L'autre est un observateur, un historien, il reste en arrière, il prend des notes ; ce sont des personnages très différents. Et à un moment dans l'histoire, Christ, le frère le plus renfermé, celui qui n'est pas charismatique même s'il aimerait l'être, reçoit la visite d'un étranger. Nous n'apprenons jamais son nom, puisque Christ n'apprend jamais son nom ; mais sa nature et sa tâche deviennent évidentes à mesure que l'on avance dans le livre.
Bref, voici ce chapitre vers le milieu de l'ouvrage :

Une fois, dans une ville où Jésus ne s’était encore jamais rendu et où ses disciples étaient peu connus, Christ entama une conversation avec une femme. C’était une des prostituées que Jésus accueillait, mais elle n’était pas entrée dîner avec les autres. Lorsqu’elle vit Christ tout seul, elle dit : « Voulez-vous venir chez moi ? »

Sachant quel genre de femme elle était, et conscient que personne ne les verrait, il accepta.

Il la suivit jusque chez elle, entra à sa suite et attendit alors qu’elle vérifiait, dans la pièce intérieure, que ses enfants dormaient.

Lorsqu’elle alluma la lampe et le regarda, elle fut surprise et dit : " Maître, pardonnez-moi ! La rue était sombre et je n’ai pas vu votre visage."

- Je ne suis pas Jésus, dit Christ. Je suis son frère.
- Vous lui ressemblez tellement. Êtes-vous venu me voir pour affaires ?

Il fut incapable de répondre, mais elle comprit et l’invita à s’allonger avec elle. L’affaire fut rapidement conclue et, ensuite, Christ se sentit poussé à expliquer pourquoi il avait accepté son invitation.

- Mon frère soutient que les pécheurs seront pardonnés plus volontiers que les honnêtes gens, dit-il. Je n’ai pas beaucoup péché ; je n’ai peut-être pas assez péché pour mériter le pardon de Dieu.
- Vous n’êtes pas venu à moi parce que je vous ai tenté, mais par piété ? Je ne gagnerais pas autant d’argent si c’était le cas de tous les hommes.
- Bien sûr que j’ai été tenté. Sans quoi, je n’aurais pas été capable de partager votre lit.
- En parlerez-vous à votre frère ?
- Je ne parle pas beaucoup à mon frère. Il ne m’a jamais écouté.
- Vous semblez amer.
- Je ne ressens pas d’amertume. J’aime mon frère. Il a une grande tâche, et j’aimerais pouvoir le servir mieux que maintenant. Si j’ai l’air abattu, c’est peut-être parce que j’ai conscience de mon incapacité à être comme lui.
Voulez-vous être comme lui ?
- Plus que tout au monde. Il agit par passion quand j’agis par calcul. Je vois plus loin que lui ; je vois les conséquences de choses auxquelles il ne pense pas à deux fois. Mais il agit à chaque instant de toute son âme, quand je retiens toujours quelque chose par prudence, ou par réserve, ou parce que je préfère observer et enregistrer plutôt que de participer.
- Si vous renonciez à votre prudence, vous pourriez être emporté par la passion, comme lui.
- Non, dit Christ. Certains vivent dans le respect de chaque règle et s’accrochent fermement à leur droiture parce qu’ils craignent d’être emportés dans une tempête de passion, et d’autres s’accrochent aux règles parce qu’ils craignent qu’il n’y ait aucune passion, et que s’ils se laissaient aller, ils ne feraient que rester à leur place, stupides et immobiles, et cela, ils le supporteraient moins encore que le reste. Vivre une vie contrôlée dans ses moindres détails leur permet de se faire croire à eux-mêmes que ce n’est que par le plus puissant effort de leur volonté qu’ils peuvent tenir les grandes passions à distance. J’en fais partie. Je le sais et je ne peux rien y faire.
- Au moins, c’est déjà quelque chose que de le savoir.
- Si mon frère voulait en parler, il en ferait une histoire inoubliable. Moi, je ne peux que le décrire.
- Et le décrire, au moins, c’est quelque chose.
- Oui, c’est quelque chose, mais c’est peu.
- Enviez-vous votre frère, alors ?
- Je l’admire, je l’aime, je désire son approbation. Mais il se soucie peu de sa famille ; il l’a souvent dit. Si je disparaissais, il ne s’en rendrait pas compte ; si je mourais, il s’en moquerait. Je pense à lui tout le temps, et il ne pense pas du tout à moi. Je l’aime, et mon amour me tourmente. Parfois, j’ai l’impression d’être un fantôme derrière lui ; comme si lui, seul, était réel, et que je n’étais qu’un rêve. Mais l’envier ? Est-ce que je lui reproche l’amour et l’admiration que tant lui donnent si librement ? Non, je crois sincèrement qu’il les mérite entièrement, et plus encore. Je veux le servir… Non, je crois que je le sers, d’une façon qu’il ignorera toujours.
- Était-il comme cela quand vous étiez jeunes ?
- Il se causait des problèmes, et je l’en sortais, je plaidais sa cause, ou je détournais l’attention des adultes par une ruse ou une remarque. Il n’était jamais reconnaissant ; pour lui, il était évident que j’allais venir à son secours. Et cela ne me dérangeait pas. J’étais heureux de le servir. Je suis heureux de le servir.
- Si vous étiez davantage comme lui, vous ne pourriez pas le servir aussi bien.
- Je pourrais mieux servir d’autres personnes. »

Puis, la femme dit : « Monsieur, suis-je une pécheresse ?
- Oui. Mais mon frère vous dirait que vos péchés sont pardonnés.
- Et vous, le dites-vous ?
- Je crois que c’est vrai.
- Alors, monsieur, pourriez-vous faire quelque chose pour moi ? »

Et la femme sa robe de chambre et lui montra sa poitrine. Elle était ravagée par un cancer ulcéreux.

« Si vous pensez que mes péchés sont pardonnés, dit-elle, s’il vous plaît, guérissez-moi. »

Christ détourna la tête, puis la regarda de nouveau et dit : « Vos péchés sont pardonnés.
- Dois-je le croire, moi aussi ?
- Oui. Je dois le croire, et vous devez le croire.
- Dites-le-moi encore.
- Vos péchés sont pardonnés. Vraiment.
- Comment le saurai-je ?
- Vous devez avoir la foi.
- Si j’ai la foi, est-ce que je serai guérie ?
- Oui.
- J’aurais la foi si vous l’avez, monsieur.
- Je l’ai.
- Dites-le-moi encore.
- Je l’ai dit… Très bien : vous péchés sont pardonnés.
- Et pourtant, je ne suis pas guérie », dit-elle.

Elle referma sa robe.
Christ dit : « Et je ne suis pas mon frère. Ne vous l’avais-je pas dit ? Pourquoi m’avez-vous demandé de vous guérir, si vous saviez que je n’étais pas Jésus ? Ai-je prétendu être capable de vous guérir ? Je vous ai dit que vos péchés étaient pardonnés. Si vous n’avez pas assez de foi après avoir entendu cela, c’est votre faute. »

La femme se détourna, fit face au mur et se couvrit la tête de sa robe.
Christ quitta la maison. Il avait honte, et il quitta la ville, grimpa dans les rochers jusqu’à un endroit calme et pria pour que ses propres péchés soient pardonnés. Il pleura un peu. Il avait peur que l’ange ne vienne le voir et se cacha toute la nuit.



Philip Pullman



Erica Wagner
Merci beaucoup, Philip. Avant de concentrer notre discussion sur la narration et l'autorité, parlez-nous un peu de ce qui a déclenché l'écriture de ce livre, de cette conversation particulière que vous avez eu, de comment vous avez travaillé par la suite...


Philip Pullman
J'ai grandi dans une famille qui allait beaucoup à l'église. Mon grand-père était un Pasteur de l'Église anglicane, et j'ai passé beaucoup de temps chez lui étant petit. Je croyais toutes les histoires qu'il me racontait, et toutes les histoires que j'entendais à l'église, sur Dieu et sur Jésus. J'y croyais parce que les adultes y croyaient ; c'est une chose que les enfants ont tendance à faire. Puis, une fois adolescent, j'ai perdu la capacité à croire qu'il y avait un Dieu et que Jésus était Son fils. Je n'ai rien dit à mon grand-père à ce sujet, nous nous sommes compris. Je l'aimais énormément, mais il était un homme de sa génération, et moi un de la mienne. Mais étant entouré d'histoires sur Jésus, celles-ci m'ont toujours fascinées, ainsi que la personnalité de cette homme extraordinaire, cet incroyable conteur, cet extraordinaire faiseur de phrases, ce maître du langage. Donc je suppose qu'il y a toujours eu en moi une envie d'en parler.
Puis, en 2002 ou 2003, le National Theatre de Londres a lancé la production d'une très bonne adaptation pour la scène de À la Croisée des Mondes. Et il se trouve que l'archevêque de Canterbury est allé la voir un jour, et qu'il a été repéré, espionné, par des écoliers dans le public, qui sont allés le voir pendant l'entracte. Il a un look tout à fait typique, vous n'iriez pas le confondre avec Wayne Rooney (footballeur anglais évoluant au poste d'attaquant et jouant régulièrement en équipe nationale, NdT) ! Donc quelques enfants sont allés le voir et lui ont dit « Pourquoi êtes-vous là, ce n'est pas une pièce Chrétienne, c'est surprenant de vous voir ici ». Et il a répondu « J'apprécie beaucoup, c'est très intéressant. » Toujours est-il que Nicholas Hynter, le directeur du National Theatre, a eu vent de cette conversation. Il a pensé qu'il serait intéressant de nous avoir, l'archevêque et moi, sur scène pour parler, entre autres choses, de religion. Nous avons donc eu cette conversation, et c'était vraiment intéressant. Et au cours de celle-ci, l'archevêque m'a dit : « Vous avez écrit sur la religion organisée dans À la Croisée des Mondes, et il est clair que vous n'approuvez pas ça ; mais pourquoi n'avez-vous pas mentionné Jésus ? » Et j'ai été contraint de répondre « Eh bien, je ne sais pas, je l'ai laissé de côté, je n'étais pas prêt à m'en prendre à lui à ce moment-là, mais je le ferai dans un prochain livre. » Et finalement, sept ans plus tard, voilà ce livre. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai décidé d'écrire l'histoire de Jésus ; une histoire de Jésus.
Et une pensée hors de propos : l'équipe de football d'Angleterre jouerait bien mieux si l'archevêque y jouait à la place de Wayne Rooney !


Erica Wagner
Je pense que, pour certaines oreilles modernes, l'association des mots narration et autorité sonne de façon assez étrange, puisqu'inconsciemment, les gens pensent « Oh, ce n'est qu'une histoire». Pourtant, beaucoup des grandes structures de l'autorité sont construites sur des histoires et des récits. Quelle est la nature, quel est le pouvoir de la narration ?


Philip Pullman
Quand j'ai entendu parler de ce festival, quand j'en ai vu l'intitulé, Narration et Politique, j'ai trouvé que l'union était parfaite. Parce qu'en politique, beaucoup de choses dépendent d'une narration convaincante ; une politique réussie découle d'une narration qui persuade et qui impose la conviction, en effet. Mais le mélange entre narration et autorité est pénible pour l'esprit post-moderne. Je me suis rendu compte qu'une grande partie des lecteurs les plus jeunes sont mal à l'aise lorsqu'ils lisent une histoire dont ils ne peuvent clairement situer le narrateur, ou si elle n'est pas écrite à la première personne, ou s'il ne s'agit pas en quelque sorte d'un reportage.
J'ai en effet toujours apprécié le fait d'incarner le personnage du bon vieux narrateur omniscient, ce que je considère comme un grand privilège. Une des raisons à cela provient en partie - pour moi - de la très grande ambiguïté de la nature de celui qui raconte l'histoire. J'ai l'impression que quand je narre une histoire à travers la voix de ce narrateur soi-disant omniscient, j'incarne un être à la fois vieux et jeune, masculin et féminin, sceptique et naïf, sage et insensé, pessimiste et optimiste, et ainsi de suite ; un être qui peut voir dans l'esprit de plus d'une personne à la fois, un être qui n'est pas humain, mais plutôt une sorte de lutin immortel. C'est comme ça que je considère la voix de la narration que j'aime incarner.
Quant à son autorité, elle découle de sa capacité à bien raconter, je dirais, et aussi de la nature des évènements eux-mêmes. Les histoires ne sont pas faites de mots, les histoires ne sont pas faites d'images, ni de musique, les histoires sont faire d'évènements. Certains évènements sont très courts, d'autres sont plus conséquents ; mais voilà tout le contenu : les histoires sont faites d'évènements. Et plus les évènements sont convaincants et intéressants, plus l'histoire aura d'autorité sur nous. C'est comme ça que je vois les choses, en tout cas.


Erica Wagner
Les histoires sont faites d'évènements. Mais évidemment, ce qui compte c'est qui arrive à donner sa version des évènements, et c'est là que le pouvoir à tendance à reposer. Voilà le territoire disputé dans presque chaque histoire, et sûrement dans toutes les histoires politiques que nous voyons autour de nous : qui contrôle la narration. Lors de notre rencontre il y a quelques mois, nous nous interrogions sur les scandales des abus pédophiles touchant l'Église Catholique. Celle-ci avait, selon moi, perdu le contrôle de la narration. Dans The Good Man Jesus and the Scoundrel Christ, j'ai l'impression que vous séparez clairement... c'est Christ qui peut voir les conséquences.


Philip Pullman
Oui, j'ai trouvé que ce procédé des deux frères, celui qui agit et celui qui observe, était un filtre très utile à travers duquel voir les évènements de l'histoire. C'était ma petite théorie, si vous voulez – une théorie est un filtre. Peut-être certains d'entre vous sont assez vieux pour se souvenir des photos en noir et blanc ? Vous vous rappelez quand le monde était en noir et blanc, que vous mettiez une pellicule dans l'appareil photo, que vous armiez, déclenchiez... Si vous vouliez donner au ciel un aspect dramatique, vous placiez un filtre jaune devant l'objectif, pour assombrir seulement certaines parties de l'image, si bien que le ciel paraissait plus sombre et les nuages plus clairs. C'est ce que fait une théorie : une théorie bloque la vue de certaines choses, et une abeille est sur le point de se faire massacrer (une abeille fait en cet instant du slalom entre les premiers rangs de l’assistance, NdT) . Une fois que l'apicide aura été commis, nous pourrons continuer... Elle est morte ? Elle est juste endormie, elle se repose. Donc ce que fait une théorie n'est pas de vous montrer des choses qui ne sont pas là, elle vous montre ce qui est là plus distinctement, en en occultant certaines parties. Et donc ma petite théorie dans ce livre était qu'il y avait deux frères et qu'ils étaient différents.
Mais l'autorité des histoires religieuses, bien sûr, est une question de la plus haute importance. L'histoire de la Bible et de sa traduction en langage courant le montre bien : l'Eglise a lutté pendant très longtemps pour maintenir la Bible en Latin afin que le peuple ne la comprenne pas. Et ceux qui ont tenté de la traduire furent persécutés avec les pires tortures et exécutions, pour avoir voulu rendre la Bible accessible à chaque garçon de charrue, comme l'a dit William Tyndale. Et c'est un exemple criant sur la façon de garder la main sur le contrôle de l'histoire. L'Église n'avait pas besoin de s'inquiéter, cela dit, parce que les gens ne lisent pas avec attention. Et si vous lisez la Bible de très près, comme je l'ai bien sûr fait pour écrire ceci, vous découvrez des choses qui ne vous sont pas visibles si vous vous contentez de la survoler. Quand j'étais petit, je pensais que la vie de Jésus était tout à fait simple : il était né à Noël, il y avait là un bœuf et un âne, quelques bergers, et quelques personnes dans de ravissants costumes avec de jolis cadeaux. Et puis quelques mois plus tard, il était trahi et crucifié, mais ce n'était pas grave, puisque trois jours plus tard il revenait, et on avait des œufs de Pâques. C'était comme ça que je voyais la vie de Jésus, parce qu'évidemment, je suivais le calendrier liturgique au lieu de lire les histoires de la Bible ; parce que typiquement, nous ne lisons pas les Évangiles du début à la fin. Quand vous le faites, vous découvrez toutes les divergences entre eux, toutes les incohérences et contradictions ; et c'est tout à fait fascinant d'y prêter attention. Mais comme je le dis, les gens ne lisent pas vraiment de cette manière ; l'Église n'avait pas à s'en faire, ils auraient pu la traduire cinq siècles plus tôt sans que cela pose aucun problème.


Philip Pullman




Erica Wagner
Après avoir lu ce livre, comme après avoir lu vos autres livres, j'ai le sentiment qu'il est toujours important de remettre en cause l'autorité. Je dirais que vous êtes véritablement du côté des curieux. Vous avez parlé de votre grand-père vicaire avec qui vous avez grandi, puis de la lecture de la Bible pour ce livre. J'aimerais donc savoir quelles ont été vos autorités, vos références, dans la réalisation de ce livre ?

Philip Pullman
Oui, vous évoquez la grande estime que je porte à la curiosité. Je dirais que c'est une des grandes vertus, et la première grande héroïne dans l'histoire de la curiosité est Ève, qui voulait savoir quel goût il avait, ce Fruit de la Connaissance. Ainsi, grâce à cette importante et courageuse action, nous sommes maintenant des êtres humains libres et non les petits toutous du bon Dieu. Merci beaucoup à Ève pour cela. Alors oui, cette vertu qu'est la curiosité a une grande valeur pour moi.
Maintenant, quelles ont été mes autorités et références pour cela ? Eh bien, principalement les Évangiles, bien sûr. Les quatre Évangiles du Nouveau Testament, qui ont été... On oublie parfois qu'il y a eu énormément de discussions, de négociations pour savoir quels livres inclure dans le Nouveau Testament, lesquels devaient faire partie du Canon des Écritures, et la question n'a été réglée qu'aux environs du IVe siècle. Les quatre Évangiles que nous avons dans la Bible, Matthieu, Marc, Luc et Jean, ne sont que quatre parmi tant et tant d'autres. Certains ont dit que les autres furent exclus pour des raisons politiques, ou parce qu'ils étaient trop dangereux ; eh bien peut-être. Une bonne partie ont été exclus simplement parce qu'ils n'étaient pas bons du tout ! D'exécrables travaux de narration. Ces quatre Évangiles dont nous avons hérité sont des exemples de narration tout à fait sensationnels, de loin les meilleurs parmi tous les autres Évangiles que j'ai pu lire. Et ils sont différents, comme je le disais, mais j'ai pensé devoir les lire d'abord, puis lire autant des autres que je pouvais supporter. Certains autres sont, pour être honnête, très intéressants ; l'Évangile de Thomas, par exemple. Et d'autres encore comportent de charmants petits contes sur l'enfance de Jésus, dont je me suis servi pour les besoins de ce livre.
J'ai donc lu ces Évangiles. Je me suis dit que je ne devais pas lire trop d'ouvrages bibliques spécialisés : il y en a tellement que je pourrais y passer le reste de ma vie et n'en effleurer que la surface. J'ai cependant pensé que je devais lire quelque chose des critiques du 19e siècle. Il y a Renan, par exemple, mais je suis allé vers David Strauss, dont le livre La Vie de Jésus examinée d'un point de vue critique regarde l'histoire de la vie de Jésus du point de vue de la mythologie, curieusement, au vu de la série lancée par Canongate. Qu'est ce qui est mythologique, qu'est ce qui est probablement vrai, j'ai trouvé cela très intéressant. Je n'ai pas été beaucoup plus loin que cela, même si j'ai lu l'érudit moderne Geza Vermes, un historien et critique de textes bibliques brillant et remarquablement cultivé.
C'est à peu près tout. Parce que je n'avais pas le temps d'en faire plus, et que je ne voulais pas m'embrouiller. Et aussi parce qu'en écrivant Le Miroir d'Ambre, le troisième tome de À la Croisée des Mondes, je me suis retrouvé dans un sacré pétrin : j'ai lu un critique anglais très intéressant du nom de A.D. Nuttal, qui a sorti un livre en 1999, à propos de l'hérésie gnostique dans l'œuvre de Marlowe, Milton et Blake. Or comme ce sont trois personnes que j'apprécie particulièrement, j'ai pensé que je ferais mieux de lire le livre, donc j'ai lu le livre et je me suis retrouvé complètement pétrifié ! Je ne pouvais plus écrire un mot, de peur de contredire telle doctrine, d'oublier telle hérésie... J'étais immobile, et ce n'est qu'après m'être souvenu des mots de Blake « Je dois créer mon propre système, ou être l'esclave de celui d'un autre homme », que j'ai pu libérer mon esprit... Je me suis juré de ne plus jamais refaire la même erreur ; donc si vous écrivez un roman, ne lisez pas de critiques.


Erica Wagner
Bon conseil ! Et maintenant, je pense que l'on va laisser le public poser ses questions : un microphone va circuler.


Membre du public 1
Merci. Vos livres se fondent sur la fantasy, particulièrement À la Croisée des Mondes, qui pourrait être considéré comme de la pure fiction. D'un autre côté, une partie de votre lectorat inclut des enfants. En Grande-Bretagne et en France, les lecteurs adultes ont besoin d'histoires fortement ancrées dans ce qu'ils pensent être la réalité : biographies, autobiographies... Ainsi, diriez-vous que le futur de la lecture de romans est à trouver chez les lecteurs enfants ?

Philip Pullman
Ma foi, le futur de toute chose vient des enfants, d’une façon ou d’une autre ! La manière dont nous traitons nos enfants a de sérieuses conséquences sur le futur de toute chose. Nous devons aider nos enfants à devenir lecteurs. Pour moi, peu importe qu'ils lisent de la fantasy ou des livres sur l'ingénierie, tant qu'ils développent un goût pour le merveilleux espace démocratique qui s'ouvre entre le lecteur et le livre.
Et c'est là qu'on en vient à la politique. Nous évoquons là la connexion entre narration et politique, pour moi c'est ainsi que ça fonctionne. Écrire est un acte de tyrannie, c'est du despotisme, c'est le pouvoir absolu. J'ai le pouvoir absolu de vie et de mort sur chaque personnage, chaque phrase, chaque mot, et chaque marque de ponctuation de l'histoire. Et je ne tolèrerai aucune interruption de la part de qui que ce soit. Je ne demande pas à des panels de décider pour moi ce que je fais ensuite. Je ne demande pas à mes lecteurs de voter pour que tel personnage tombe amoureux de tel autre. Je considère cela comme une extrême insolence de la part des lecteurs, dont la tâche à ce stade est de rester silencieux, et en retrait. Alors oui, je suis un tyran quand j'écris, un despote ! Mais une fois que c'est écrit et publié, quand le livre est sur le marché, tout change. La relation entre le livre et le lecteur est profondément démocratique. Je ne dis pas au lecteur ce qu'il signifie, je ne veux pas lui dire ce qu'il signifie. Il relève des lecteurs de trouver ce que le livre signifie par eux-mêmes.
J'ai été fasciné de lire une récente biographie du romancier nobélisé William Golding, par John Carey. Apparemment, Golding insistait fortement sur le fait qu'il connaissait pertinemment la bonne façon de lire ses livres ; il était très fâché contre les lecteurs qui les comprenaient de travers : « Non, vous vous êtes trompés, ça ne veut pas dire ceci, ça veut dire cela ! », il disait. Je ne me permettrais jamais de faire une chose pareille. Parce que je suis certain de l'obligation démocratique qu'à l'esprit d'un lecteur que je ne connais pas envers mon œuvre. Et puis, leur obligation envers d'autres lecteurs d'en discuter est la bonne manière de procéder. Et la raison pour laquelle j'ai tendance à me retenir et à ne pas donner mes opinions – car je suis aussi un lecteur de mon propre travail, et par conséquent également sujet à ce procédé démocratique, mais j'essaie de ne pas trop donner mon avis en terme de signification – parce que je suis aussi l'auteur, et de ce fait mes opinions semblent avoir une autorité qu'elles ne possèdent pas forcément à ce stade démocratique. Cela dit, si certains ont au sujet d’un de mes livres une interprétation inhabituelle, étrange ou sortant de l’ordinaire, ils ont parfaitement le droit de s'y tenir ; mais s'il veulent persuader d'autres gens que leur opinion est correcte, ils doivent en débattre, en utilisant les méthodes traditionnelles de la critique littéraire et de persuasion démocratique... Et s'ils y parviennent, cette opinion est alors valablement acceptée par les autres.
Voilà mon avis sur la nature politique de l'écriture et de la lecture. L'une est despotisme, l'autre est pure démocratie. Ce qui n'est pas du tout ce que vous aviez demandé !



Philip Pullman & Erica Wagner



Membre du public 2
A propos de narration, je me demandais si vous pouviez nous donner votre définition du mythe, et aussi sa place dans la littérature et la narration.


Philip Pullman
Oui, le mythe. La collection dans laquelle le livre a été publié est appelée Mythes. L’éditeur a invité plusieurs auteurs contemporains à écrire un mythe de leur choix. Et je suppose qu’il a laissé le soin aux auteurs de décider de ce qu’est un mythe. J’ai moi-même pu choisir la vie de Jésus comme mythe, (énumère les autres contes choisis par les auteur tels que J. Wilson…).
Je suppose que la première chose que ces histoires ont en commun est qu'elles sont anonymes, elles n'ont pas d'auteur, pas « d'autorité » de cette sorte. Aussi, elles ont une sorte de pouvoir explicatif ; un mythe explique quelque chose. Il explique pourquoi les saisons, par exemple, parce que Perséphone a été enlevée par Hadès. Pourquoi le monde est-il empreint de malheur ? Parce que Pandore a ouvert la boîte. Voilà le genre de choses que fait un mythe ; il explique de manière simple, vivante et narrative, pourquoi la vie humaine est telle qu'elle est. Donc je pense que c'est ça, un mythe.
Pour ce qui est de l'autre partie de votre question, quel rôle a-t-il dans la narration ? Nous avons tous le droit de raconter ces histoires, ce serait un acte de grossière audace et insolence de ma part si je décidais de raconter l'histoire de Guerre et Paix. Cela a déjà été fait. Léon Tolstoï l'a très bien fait. Pas besoin de le refaire. Et surtout pas moi ! Mais une histoire dont ne nous connaissons pas l'auteur appartient à n'importe qui souhaitant la raconter. C'est une chose. L'autre est que, je suppose, nous avons une sorte de faim pour les explications. Même si nous savons pertinemment qu'elles sont surnaturelles, ou peu plausibles, ou ridicules peut-être, nous avons cette faim pour des histoires qui expliquent ; et je crois à la question de la satisfaction des faims. Si la nature humaine est telle qu'elle est, faisons face à la nature humaine telle qu'elle est, et non telle que l'on souhaiterait qu'elle soit. Je suppose que cela répond à votre question, en tout cas.


Membre du public 3
Dans la soi-disant culture populaire mondiale, nous avons eu droit à un autre récit de la vie de Jésus il n'y a pas si longtemps, dans le film de Mel Gibson La Passion du Christ. Que pensez-vous de ce genre de récit ? À votre avis, s'agissait-il d'une narration à propos de Jésus, ou à propos de Christ ?


Philip Pullman
C'était à propos de Mel Gibson ! Bien sûr, il a le droit de faire cela, il n'y a rien qui l'en empêche, et il a amassé un tas d'argent en le faisant. Je n'ai pas voulu voir le film, je savais qu'il était mauvais, je n'avais pas particulièrement envie de le voir. Mais je ne suis pas sûr que... En fait, je ne sais pas, parce que je ne l'ai pas vu, alors je ferais mieux de ne pas me prononcer.


Membre du public 4
Vous dites avoir été élevé dans un environnement très religieux, et qu'après vous avez perdu la foi. Où en êtes-vous, maintenant, et vos recherches pour ce livre ont-elles changé quelque chose ?


Philip Pullman
De mes opinions sur la religion, c'est ça ? Eh bien, je pense que les êtres humains sont religieux ; en d'autres termes, ils ont une faim que j'ai déjà mentionnée pour de grandes réponses à de grandes questions. C'est un aspect immuable de la nature humaine, ce n'est pas près de changer ; il serait idiot d'essayer de s'en prendre à cela. Je suis moi-même très pieux, mais je ne crois pas en Dieu. Et beaucoup de gens qui croient en Dieu ne sont pas pieux en ce sens, parce qu'ils ne s'intéressent pas aux grandes questions. Voilà ce que je pense être la religion et mon attitude à son égard. Dans l'ensemble, je me méfie des réponses surnaturelles ; je crois que les réponses à la plupart des choses ont de fortes chances d'être naturelles. Mais cela n'exclue pas tout, parce que mes connaissances sont très limitées.


Erica Wagner
Un grand merci, Philip. Il me reste maintenant à vous remercier tous, ainsi que Philip, et notre merveilleuse et efficace traductrice, et à vous dire que Philip signera des livres à la table devant la librairie tout à l'heure. Merci énormément d'être venus.


Un immense merci à notre compère Jopary pour ses photos et sa précieuse aide à la transcription et traduction !

Détails
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Mardi 26 Octobre 2010 - 20:32:37
Haku
Source : Cittàgazze et FestivalandCo
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