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Dawkins, contes de fées, et preuve :.
Samedi 22 Mai 2010 - 11:00:39 par Haku - Détails - article lu 3131 fois -

Dawkins, contes de fées, et preuve



En 2008, alors que Liverpool était pour l’année Capitale Européenne de la Culture, l’université de Liverpool a organisé un festival littéraire auquel Philip Pullman a été invité à parler. A cette époque, Richard Dawkins faisait la une suite à une déclaration qu’il avait faite au sujet des histoires enfantines et de la science. Philip Pullman en avait ainsi profité pour réfléchir sur la façon dont étaient perçues ces histoires, et quelles preuves pouvaient être utilisées pour étayer notre vision de celles-ci .

* * * *



« Je ne sais quoi penser de la magie et des contes de fées... Euh – j'aimerais savoir s'il y a une quelconque preuve qu'élever les enfants à croire aux sortilèges et aux sorciers, et euh – aux baguettes magiques et... et à des choses se transformant en d'autres choses… hum – c'est... c'est... ce n'est pas très scientifique – je pense que c'est anti-scientifique – hum … quant à l'effet pernicieux de tout cela, je n'en sais rien. »


”RichardC'est ainsi que Richard Dawkins s'est récemment exprimé sur la chaîne More4 News. Il parlait de ce qu'il allait faire, maintenant qu'il est à la retraite. Anciennement Professeur de la Compréhension Publique de la Science à Oxford, il dit maintenant vouloir écrire un livre pour enfants. Comme pour beaucoup de gens qui écrivent des livres que les enfants lisent, mes oreilles se dressent quand des personnes, non connues pour ce genre d'activités, disent qu'ils vont écrire un livre pour enfants. Dans la plupart des cas, bien sûr, cela signifie juste que l'éditeur va payer un nègre pour écrire un tissu d'âneries clinquant à souhait, et que la célébrité du moment y mettra son nom et empochera une énorme avance. Je vois que David Beckham va maintenant aussi « écrire un livre pour enfants ».


Mais Richard Dawkins n'entre pas dans cette catégorie. J'ai le plus grand respect pour Dawkins : je trouve qu'il se positionne parmi les plus grands écrivains sur la science. Il a une prose brillante, une capacité à trouver des analogies et des métaphores toujours plus inventives et éclairantes, ainsi qu'un profond sens de l'émerveillement devant l'univers que la science étudie. Il est aussi un homme de pure intégrité, et quand il dit « Je ne sais quoi penser de la magie et des contes de fées », je le crois. Il ne les réprouve pas sans réfléchir ; il cherche réellement à savoir si de telles choses nuisent à la compréhension d'un enfant, et il aimerait trouver des preuves. Ce qui est, bien sûr, la façon éthique d'aborder le problème.


Cela fait maintenant un bon moment que je réfléchis sur l'imaginaire et les contes de fées. Alors quand j'ai entendu ce que Dawkins a dit et que j'ai visionné la vidéo de l'interview, je me suis mis à me demander quelle sorte de preuve on pouvait s'attendre à trouver pour régler la question d'une manière ou d'une autre. Ou peut-être, bien sûr, peu importe jusqu'où et comment on tourne le problème, est-il impossible de trouver la moindre preuve, l'absence de preuve n'étant pas la preuve de l'absence. J'ai aussi commencé à m'interroger sur ma propre attitude à l'égard de l'imaginaire et des contes de fées, et ce sur quoi elle se fonde ; et cela m'a semblé une bonne occasion d'examiner ces choses en détails.


Bon : qu'est ce que nous voulons dire par preuve ? Quels types de preuves existe-t-il, et lequel pourrait être applicable dans ce cas ?


Ainsi, nous croyons différentes choses de différentes manières, et pour différentes raisons. Peu à peu, à divers moments de notre enfance, nous découvrons des modes de convictions différents. Il y a la certitude à toute épreuve de l'expérience personnelle (« J'ai mis mon doigt dans le feu et j'ai eu mal »), qui est certainement la première que nous apprenons. Puis il y a la persuasion rationnelle, qui nous arrive probablement d'abord à travers les mathématiques, dans le contexte du théorème de Pythagore ou autre ; et qui, si nous la rencontrons au moment propice, éblouit notre esprit comme le lever du soleil, l'univers tout entier jouant un accord majestueux de Do Majeur.


Viennent ensuite d'autres façons de croire que les choses sont vraies, comme par exemple le témoignage d'un ami de confiance (je le connais, et ce n'est pas un menteur), la plausibilité de la vraisemblance basée sur l'expérience (c'est exactement le genre de chose que vous vous attendez à voir arriver), la conviction aveugle de la religion fanatique (ce doit être vrai puisque Dieu l'a dit et que son livre saint est infaillible), l'approbation sereine de ceux qui aiment une vie paisible (« Si tu le dis, chérie »), et ainsi de suite. Certaines de ces façons de croire, surtout la dernière, permettent le scepticisme intime (je le connais, et ce n'est pas un menteur, mais c'est vrai qu'il exagère un peu).


En fait, il n'existe pas qu'une seule manière de croire en quelque chose, mais toute un spectre. On ne réclame pas une preuve scientifique de tout ce en quoi l'on croit, non seulement parce ce serait impossible à fournir, mais aussi parce que dans beaucoup de cas, ce n'est pas nécessaire ni approprié.


”SwallowsPourtant, j'imagine que Dawkins souhaite ici quelque chose de raisonnablement objectif. Peut-on examiner l'expérience des enfants de cette manière ? En l'occurrence, oui, et il y a plusieurs exemples. L'un, particulièrement intéressant, fut effectué il y a au moins trente ans par une équipe menée par Gordon Wells et ses collègues à l'Université de Bristol, et fut décrit dans un livre intitulé Les Faiseurs de Sens : des enfants apprenant le langage et utilisant le langage pour apprendre (The Meaning Makers : Children learning language and using language to learn, 1987). Wells et son équipe voulaient découvrir dans quelle mesure le langage des enfants était influencé par ce qu'ils entendaient autour d'eux. Ils ont sélectionné un grand nombre de familles avec des enfants de deux ou trois ans, qu'ils ont suivi jusqu'à la fin de leur enseignement primaire, en leur faisant porter sous leurs vêtements des micros sans fil légers et discrets. Ils pouvaient ainsi capter non seulement ce que les enfants disaient, mais aussi ce qui était dit par les parents ou les adultes aux alentours. Les microphones étaient allumés à intervalles aléatoires pendant 90 secondes, les enregistrements transcrits, suite à quoi une quantité énorme d'analyse était pratiquée sur les résultats.


Ce qu'ils ont trouvé n'était pas surprenant, mais ils en avaient maintenant la preuve. En bref, ils ont découvert que plus les jeunes enfants évoluaient dans la parole, et plus ils étaient inclus dans les conversations et les bavardages, plus vite et mieux ils apprenaient à parler. Une découverte intéressante fut que l'expérience la plus enrichissante était la discussion exploratoire et totalement ouverte naissant de la lecture d'histoires. Wells dit que « Plusieurs enquêteurs ont remarqué combien le langage utilisé dans ce contexte est plus complexe, sémantiquement et syntaxiquement parlant. (L'importante contribution au développement imaginatif de l'enfant est aussi à signaler). Par ailleurs, la fréquence à laquelle les enfants ont droit à une histoire lue s'est révélée avoir une grande influence sur leur succès futur à l'école » (Gordon Wells et John Nicholls, Langage et Apprentissage : Une Perspective d'interaction - Language and Learning: An Interactional Perspective,1985).


Ainsi il n'est pas impossible de mettre en place des expériences pour tester ce qui détermine les diverses formes de compréhension acquises par les enfants, et d'en apprendre des choses intéressantes.


Mais pour revenir à Dawkins et sa question, comment diable pourrait-on mettre en place une expérience pour tester l'effet des contes de fées ?


”logo
Il faudrait une durée beaucoup plus longue que pour l'étude du développement du langage faite à Bristol : l'expérience devrait durer aussi longtemps que l'enfance elle-même, ou au moins jusqu'à ce que l'enfant puisse être considéré comme au-delà de toute influence. Jusqu'à ce qu'ils quittent l'école, en tout cas. Et elle diffèrerait largement de l'étude de Bristol, en ce qu'elle nécessiterait un groupe témoin. Alors que les chercheurs de Bristol n'avaient qu'à trouver ce qui se passe réellement dans le cours naturel de la vie d'un enfant, il faudrait pour cette étude autoriser certains enfants à lire des contes de fées, et l'interdire à d'autres. Pour qu'elle soit absolument indiscutable, il faudrait la contrôler très rigoureusement : pas de Harry Potter sous les draps. En fait vous auriez probablement trois groupes : un groupe qui serait laissé tranquille, composé d'enfants considérés comme exposés normalement aux contes de fées et à la magie ; un autre groupe pour lequel la fiction réaliste serait autorisée mais pas la fantasy ; et un troisième groupe qui pourrait avoir toute la non-fiction qu'ils désirent, mais pas d'histoires du tout. Pas de comptines, avec toutes les absurdités qu'elles contiennent, comme des p'tits bâteaux ayant des jambes ; pas de Cendrillon ; et pas non plus de Swallows and Amazons, pas de Beano, pas de Jacqueline Wilson, pas de Roald Dahl, pas d'histoires de quelque nature que ce soit (les titres cités sont des œuvres pour enfants très populaires outre-Manche, le premier est écrit par Arthur Ransome en 1930, Beano est une bande dessinée comique publiée par D.C. Thomson & Co. Ltd. ; Jacqueline Wilson et Roald Dahl sont de célèbres auteurs anglais, NdT). Et il vous faudrait suivre les enfants tout au long de leur scolarité, pour voir si ceux qui ont été tenus à l'écart de la magie et des sortilèges s'en sont trouvés avantagés dans leur compréhension de la science, et si ceux à qui on a montré de la fiction réaliste sont différents de ce qui ont été privés de toute fiction.


Vous obtiendriez probablement les réponses objectives que vous souhaitiez, mais évidemment, vous ne feriez pas tout cela. Premièrement, ce serait impossible à contrôler, et deuxièmement, si vous contrôliez aussi rigoureusement, cela s'apparenterait à de la maltraitance d'enfants. Il faudrait les garder dans une sorte de camp de prisonniers. Mais Dawkins le sait ; il ne demanderait pas l'excessif, ou l'impossible, ou le cruel. Alors quand il dit qu'il aimerait des preuves, je ne peux que supposer qu'il est prêt à être un peu tolérant dans sa vision de la preuve, et à admettre des conclusions qui ne satisferaient pas un scientifique ou un tribunal pénal, qui exigent des preuves au-delà de tout doute raisonnable, mais qui seraient suffisantes pour un tribunal civil, qui lui exige l'équilibre des probabilités. On ne réclame pas une preuve scientifique de tout ce en quoi l'on croit, non seulement parce ce serait impossible à fournir, mais aussi parce que dans beaucoup de cas, ce n'est pas nécessaire ni approprié.


Et la seule manière de savoir ce qui se passe dans l'esprit d'une personne lisant une histoire est de croire ce qu'elle nous en dit, et de comparer avec notre propre expérience de la lecture, pour voir ce que nous avons en commun. Alors quand vient le problème préoccupant Dawkins, qui est aussi un problème de croyance – à savoir la question de la croyance des enfants aux contes de fées, à la magie et aux sortilèges – tout ce à quoi on peut se raccrocher, c'est la croyance elle-même. La croyance et la confiance ; mais comme je le dis, nous avons toujours notre expérience pour faire la part des choses. C'est le seul genre de preuve que nous avons, mais cela dit, nous nous débrouillons assez bien avec ça dans la plupart de nos relations humaines, à moins d'être paranoïaque.


Bon : est-ce que, oui ou non, les enfants croient ce qu'ils lisent dans les histoires ? Et si oui, de quelle manière le croient-ils ?


Eh bien voici ce que j'en pense.

Je pense que c'est comme jouer - peut-être plus que toute autre chose. On disait « Faisons semblant que... ». Quand j'avais une dizaine d'années, ce qu'on disait en Australie, c'était « Faisons en sorte que... » ; cette phrase m'aurait amené des ennuis si je l'avais essayée aux États-Unis. « Faisons en sorte d'être des flics et des voleurs... ».


”Batman”Ainsi on faisait semblant d'être des personnages issus des histoires qu'on avait lues dans les comics, ou entendues à la radio, ou vues au cinéma, et on s'inventait des histoires qu'on improvisait au fur et à mesure. Je savais ne pas être réellement Batman ou Davy Crockett, mais en même temps j'imitais ce que j'avais vu faire Batman sur une page imprimée ou Davy Crockett sur un écran de cinéma – disons au siège du Fort Alamo, où les résistants ont tenu le plus longtemps possible, tout en sachant qu'ils étaient surpassés en nombre et qu'ils allaient probablement mourir. Et quand on mourrait, on le faisait avec une extravagance héroïque. Mon corps de neuf ans faisait tout ce qu'il pouvait pour surgir de derrière un mur, tirer avec un mousquet, empoigner ma poitrine, chanceler, s'effondrer sur le sol, sortir lentement un revolver de son étui d'une main tremblante, et tuer six Mexicains en rendant mon dernier souffle.


Voilà les choses physiques que mon corps faisait. Et mon esprit ? Je pense qu'il ressentait un léger soupçon, un minuscule tourbillon hésitant d'un soupçon d'héroïsme. Je ressentais ce que c'était que d'être courageux et de mourir face à toute attente. Cette intensité de sentiment est à la fois ce qui anime et récompense les jeux de l'enfance. Quand nous, les enfants, jouons à être des personnages que nous admirons, quand nous faisons des choses que nous apprécions, nous découvrons des domaines et des profondeurs de sentiments qu'il nous serait difficile d'atteindre autrement. Euphorie, héroïsme, désespoir, résolution, triomphe, noble capitulation, sacrifice – en les jouant, nous les ressentons en miniature, ou, pour ainsi dire, en sécurité.


L'autre chose à dire à propos des jeux auxquels je m'adonnais enfant, c'est qu'aussi loin que je me souvienne, ils incluaient presque toujours un récit, une intrigue. Ils ne comportaient pas de tonalités musicales, de formes et de couleurs, ou de mots, mais des évènements – embuscades, trahisons, combats, alliances, proies à traquer. Même quand le jeu était régi par un ensemble de règles, comme dans les parties de football ou de cricket, il était vécu comme une tragédie, avec une ouverture, une lutte pour la suprématie, une riposte, et un triomphe ou une défaite finale. Vous pouviez décrire l'histoire. Et les règles elles-mêmes pouvaient participer au récit. Je me rappelle avoir été scandalisé par le comportement de l'autre équipe la première fois que j'ai joué au cricket de rue peu après mon arrivée en Australie ; ils maintenaient que j'étais éliminé alors que le joueur de champ avait attrapé la balle après qu'elle ait rebondi. Ils criaient « Un rebond, une main », se moquant de mon ignorance quand j'accusais leur injustice. Ainsi l'histoire de cette partie fut incluse dans une histoire plus grande, dans laquelle j'apprenais les règles locales ; j'apprenais que ce que je considérais comme des vérités universelles, par exemple les lois du cricket, n'étaient pas si universelles ; ou dans une histoire dans laquelle l'Angleterre était encore une fois battue par l'Australie.


”DavyMais je m'interrogeais sur la croyance, et sur la façon dont nous croyons aux histoires, et aux jeux. À aucun moment, durant les interminables heures que j'ai passées à jouer lorsque j'étais enfant, je n'ai cru être quelqu'un d'autre que moi-même. Je jouais, je faisais semblant. Parfois j'étais moi, et parfois j'étais moi faisant semblant d'être Davy Crockett. Mais maintenant que j'y pense avec attention, je me rends compte que c'était un petit peu plus compliqué que cela. Les deux sortes de moi étaient superposées, et non séparées ; je pouvais être Davy Crockett jusqu'à la crosse, et être moi en même temps, cherchant à savoir ce que ce serait d'être Davy Crockett – être toujours moi-même, mais plus proche de la situation de Davy Crockett.


Mais ce n'était pas cohérent ; cela variait beaucoup. Quand je jouais avec mon frère et mes amis, j'étais presque entièrement Crockett, Batman, Dick Tracy, ou autre (et je me souviens de jeux où il y avait environ six Batman différents courant à travers les jardins du quartier). C'est quand je jouais tout seul que je pouvais être moi-même, mais un moi-même différent, un moi-même qui n'était pas Davy Crockett mais qui était un ami proche et précieux de Davy Crockett, s'asseyant avec lui près d'un feu de camp dans le désert ou traquant les ours dans la forêt vierge de la banlieue d'Adelaide. Parfois je le sauvais du danger, et parfois c'est lui qui me sauvait, mais nous étions tous les deux très laconiques à ce sujet. D'une certaine manière, c'est dans ces cas-là que j'étais le plus moi-même, un moi-même plus fort et plus sûr de lui, plus agile, plus clairement défini, un moi-même d'accomplissement et de renom, quelqu'un sur qui Davy Crockett pouvait compter en cas de pépin.


En plus, il semblait m'estimer plus que mes amis et ma famille ne m'estimaient. Il voyait les qualités que leurs yeux ternes et non habitués au tir de précision ne parvenaient pas à voir en moi. D'ailleurs, Davy Crockett n'était pas le seul à me percevoir si bien ; je me souviens que le Roi Arthur m'estimait beaucoup, et Superman aussi.


Maintenant, je pense que ces aventures – et chaque enfant qui a la chance de pouvoir jouer avec des amis et tout seul découvrira cela – ont été une part importante de mon éducation morale et du développement de mon imagination. En me représentant des histoire d'héroïsme, de sacrifice et (pour utiliser une belle phrase devenue un cliché) de grace under pressure (définition du courage par Ernest Hemingway, signifiant littéralement grâce sous pression, NdT), je me construisais des modèles de comportements et de prévision dans ma compréhension morale. Je risquais d'être pris de court si jamais le cas se présentait réellement, mais au moins je savais quelle était la bonne chose à faire.


Ce genre de jeu, le jeu solitaire peut-être même plus que le jeu collectif, me semble très similaire à ce que nous faisons quand nous lisons – au moins quand nous lisons dans le seul but de nous faire plaisir, et surtout quand nous lisons en tant qu'enfant. Je suis conscient que la manière dont je lis en tant qu'adulte est légèrement différente, puisqu'il y a maintenant une part de mon esprit qui porte une attention critique aussi bien à la façon dont l'histoire est racontée qu'aux évènements qu'elle relate. C'est peut-être parce que j'écris moi-même des histoires, mais je me prends souvent à penser « Pourquoi a-t-elle changé le point de vue, ici ? », ou « Il perd le fil – ce passage s'étend trop », ou « Nous sommes trop proches de l'action – il devrait prendre un peu de recul », ou « Cette scène est magnifiquement faite », ou, mon préféré, « Ça, c'est bon – je vais le voler ».


Mais de telles idées ne me venaient que rarement, si c'est n'est pas du tout, à l'esprit quand j'étais enfant. Je pensais plutôt des choses comme « Je veux être dans l'histoire avec eux. » Je présente ainsi car je veux clarifier un mot que nous utilisons souvent sans réfléchir, le mot « s'identifier ». Nous disons que les enfants « s'identifient » à tel ou tel personnage ; que dans ce livre, il n'y a personne à qui ils peuvent « s'identifier », alors que beaucoup de lecteurs l'apprécient parce qu'ils « s'identifient » tous au héros. Je pense que c'est en partie vrai et en partie faux. J'ai précédemment décrit les jeux où je faisais semblant d'être Davy Crockett, ces jeux collectifs où vous pouvez voir six versions miniatures de Batman courant dans tous les sens. Si vous voulez, dans ces jeux, je « m'identifiais » à Davy Crockett ou Batman, mais ces jeux n'avaient rien à voir avec la lecture. Ils impliquaient des histoires, comme je l'ai dit, mais elles étaient faites à la va-vite, répétitives, et loin d'être aussi bien racontées que les comics ou les films dans lesquels nous pillions les personnages. De plus, c'était tout à fait publique, exposé, on criait, on négociait, on se disputait, on piaffait, on se jetait des défis, on partait furieux et amers pour revenir cinq minutes plus tard comme si rien ne s'était passé. En fait, maintenant que j'y pense, c'était tout à fait comme faire du cinéma.


L'autre sorte de jeu, quand j'étais seul avec Davy Crockett dans le désert, se rapprochait plus de la lecture, parce que là j'étais capable de rester moi-même, et d'être le compagnon de Davy Crockett. Je ne voulais pas arrêter d'être moi-même ; je voulais me mettre dans l'histoire et apprécier les choses qui m'arrivaient. Et dans cette espèce d'espace privé, secret, inviolable, qui s'ouvrait miraculeusement entre la page imprimée et mon esprit candide, ce genre de chose arrivait tout le temps. Tout comme maintenant je lis pour savoir ce qui arrive ensuite, et aussi pour apprécier ou critiquer la façon dont l'auteur a arrangé et relaté les évènements, je lisais pour voir ce qui arrivait ensuite et pour me mettre dans l'histoire en tant que compagnon des personnages. Je voulais être dans l'histoire, et rester moi-même, mais un meilleur moi-même, comme je l'ai dit.


Un exemple d'histoire où les qualités que j'admirais le plus étaient grandement présentes, notamment le courage, est le fabuleux roman de Arthur Ransome We Didn't Mean To Go To Sea. Les quatre enfants Walker, que nous rencontrons pour la première fois dans Swallows and Amazons, sont maintenant un peu plus âgés, bien que leur âge ne soit habilement jamais spécifié. Ils sont sur la côte de l'East Anglia, pas à Lakeland cette fois, et ils passent la nuit sur un bateau appartenant à une nouvelle connaissance, un jeune homme appelé Jim Bragind. Il leur laisse le commandement pendant qu'il va acheter de l'essence pour le moteur, et – ne revient pas. Le temps passe. Où est-il ? Un épais brouillard se lève et la marée, plus forte qu'ils ne le pensaient, libère le bateau de son ancre et l'offre à la mer. Les voilà donc avec le baromètre tombant rapidement, incapables de démarrer le moteur par manque d'essence, incapables de voir où ils sont – et le vent se lève. Le roman raconte ce qui se passe après, bien sûr, c'est ce qu'on attend des histoires. Et il le fait avec une clarté et une honnêteté admirables – ils ont un mal de mer horrible, ils ont désespérément peur, ils s'inquiètent que leur mère, ne sachant pas où ils sont, devienne de plus en plus anxieuse à chaque minute qui passe. Mais les enfants savent assez bien naviguer pour maintenir le bateau à flot et loin des dangers de la côte, et l'empêcher de chavirer ou de rentrer dans d'autres navires, qu'ils rencontrent au cours de leur terrifiant voyage involontaire à travers la Manche et l'orage. Il me semblait qu'avec leur résolution, leur courage, et leur sens des responsabilités pour ce bateau qui n'était pas le leur, ils étaient des personnes dont la haute estime avait encore plus de valeur que celle de Superman ou de Davy Crockett.


Était-ce parce que l'histoire était réaliste ? Après tout, il n'y a rien de fantastique ou de surnaturel dans les histoires de Ransome à propos des enfants Walker ; tout reste scrupuleusement dans les royaumes du possible. Était-ce pour cette raison que je les trouvais plus attirantes, plus véridiques, que les comics de Superman que je dévorais avec tant d'empressement dans le même temps ? Non, c'était parce qu'il s'agissait d'histoires écrites avec plus d'habileté, et de personnages plus richement imaginés. C'était tout simplement un meilleur travail d'art narratif que la plupart des comics que je lisais, mieux que le Davy Crockett de Walt Disney. C'est ce que je peux voir maintenant ; si on m'avait demandé quand j'étais jeune pourquoi je les aimais bien, j'aurais sûrement juste répondu « J'sais pas. »


Mais je ne pense pas que Richard Dawkins parlait de qualité littéraire. Il était très précis : ce sont les contes de fées et les fantaisies qui le préoccupent. À vrai dire, Arthur Ransome n'était pas opposé à la magie et la fantaisie : dans Old Peter's Russian Tales on peut le voir savourer des éléments de conte de fées. Qu'en est-il de mes lectures d'enfant ? Est-ce que j'aimais les histoires « de sortilèges, de sorciers, de baguettes magiques, de choses se transformant en d'autres choses » ?

”Mandrake”En effet, oui. Un des mes personnages favoris est un héros de bande dessinée, Mandrake le magicien. Cette figure élégante, en tenue de soirée et moustache au crayon, combattait des criminels comme le Cobra, ou Aleena l'Enchanteresse. Il avait souvent recourt à la magie : un scélérat le voyait se changer soudainement en souris, ou quelqu'un tentant d'échapper à la police se retrouvait gelé dans les airs. De temps en temps, les auteurs de la bande dessinée rappelaient aux lecteurs qu'il ne s'agissait pas réellement de magie, mais plutôt d'illusions produites par les « gestes hypnotiques » de Mandrake. Mais je n'étais pas très impressionné par cela : c'était aussi bien que de la magie, après tout. Mandrake n'était pas très populaire parmi mes amis, parce qu'il n'y avait pas grand chose d'autre à faire pour eux que de rester immobile ou de faire semblant d'être une souris quand je faisais des gestes hypnotiques, et s'il y avait plus d'un Mandrake à la fois, le jeu se finissait rapidement, chacun de nous rendu impuissant par les autres.


Mais Mandrake n'était pas d'aussi bonne compagnie que Davy Crockett. Il était doucereux, brillant, et en même temps trop mystérieux. Il n'était pas mon compagnon ; il ne figurait pas dans mes jeux solitaires. Ce qui est encore plus invraisemblable, c'est que quelqu'un, ou plutôt une famille entière, y figurait : je veux parler des Moomins. Des petites créatures ressemblant à des hippopotames miniatures et vivant sur une île de la Mer Baltique ? Absurde. Mais ce que je ressentais pour la famille Moomin et tous leurs amis n'était rien de moins que de l'amour. En fait, je les aimais tellement que je n'aurais jamais dit à mes amis « Faisons semblant d'être des Moomins. » Ç'aurait été inconcevable. J'aurais eu à dévoiler quelque chose de privé et de secret, quelque chose que je pouvais à peine m'avouer à moi-même, et qui m'aurait embarrassé si on l'avait découvert ; et la honte liée à la révélation, j'en suis sûr, aurait rapidement été suivie par la honte liée à la trahison, encore plus grande et plus tenace. Pour sauver les apparences, je me serais senti obligé de me moquer de mes chers amis, et de railler tous les gamins assez stupides et puérils pour aimer leurs histoires.


Mais quand j'étais seul, avec un livre des Moomins ouvert devant moi, ce grand espace secret s'ouvrant entre mon esprit et les pages, je pouvais m'amuser en leur compagnie, naviguer à bord de leur théâtre flottant, escalader les montagnes pour voir la grande comète, ou secourir Snork Maiden du Groke ; et personne n'aurait pu dire, en me regardant, ce que je pensais et ressentais, ni ce que mon esprit faisait.


”lesVoici venir le test de Dawkins : est-ce que je croyais que les Moomins étaient réels ? Non, bien sûr que non. Je savais qu'ils étaient inventés. Je faisais comme s'ils étaient réels pour m'amuser avec eux dans mon imagination. Je n'avais aucun risque de les confondre avec la vie réelle. Je savais parfaitement où la vie réelle s'arrêtait et où la vie des Moomins commençait. La joie d'être avec les Moomins était une joie complexe, résultant en partie de la douceur de leurs caractères, en partie de la simplicité et de la finesse délicate des dessins, en partie de l'inventivité infinie de leur créatrice Tove Jansson, en partie de ma fascination pour le paysage nordique dans lequel ils vivaient : tout un tas de choses, dont aucune ne dépendait de leur existence réelle ou véridique.


Idem pour Le Gâteau Magique (The Magic Pudding), un autre chouchou de mon enfance, écrit par l'australien Norman Lindsay. Je ne m'inquiétais pas de savoir s'il était réellement possible pour un gâteau aux prunes de se transformer en steak quand on siffle deux fois et qu'on fait tourner le bol, ou s'il était vraisemblable de voir un pingouin parcourir l'Australie responsable du-dit gâteau. Ce n'était pas important du tout. J'adorais l'humour exubérant et les images amusantes, les jeux de mots pétillants et les situations ridicules, et je les adore toujours.


Je ne croyais pas non plus une seule seconde que la trompe d'un éléphant était si longue parce qu'un de leurs ancêtres avait approché son nez trop près d'un crocodile sournois, comme Kipling me le racontait dans Histoires comme ça. Si quelqu'un m'avait demandé, sérieusement, pourquoi je pensais que les éléphants avaient de longues trompes, je me serais gratté la tête en disant « J'sais pas ». Je savais, même tout jeune, que « Parce que le crocodile tenait le nez de l'éléphanteau et tira, et tira » n'était pas le genre de réponse attendu. J'aurais été autrement fasciné d'entendre la vraie réponse ; mais cela n'aurait pas diminué pour autant le plaisir que me procurait cette histoire, ni le délice que je ressentais en murmurant les sons des mots : la « satiable curtiosité » de l'éléphanteau ; le « grand fleuve Limpopo, comme de l'huile, gris-vert, et tout bordé d'arbres à fièvre ».


Je savais que ces choses n'étaient pas réelles, mais ce n'était pas important, parce que je ne voulais pas qu'elles soient réelles, je voulais qu'elles soient drôles. Ou ravissantes. Ou excitantes. Ou émouvantes. Et elles pouvaient être tout cela et réelles, ou tout cela et imaginaires, et je pouvais dire la différence, et cela n'avait pas d'importance.


Je pense que le problème qu'a Dawkins avec la magie et les sortilèges etc. repose sur une partie de ce qu'il a dit dans l'interview, une partie sur laquelle je ne m'étais pas concentré, mais à laquelle je vais maintenant revenir. Il a dit « J'aimerais savoir s'il y a une quelconque preuve qu'élever les enfants à croire aux sortilèges et aux sorciers, et euh – aux baguettes magiques et... et à des choses se transformant en d'autres choses... ». En fait il n'a pas fini cette phrase, il a continué en disant que ce genre de chose n'est pas très scientifique, et même anti-scientifique, et qu'il ne savait pas si cela avait un effet pernicieux ou pas. Mais observez ses mots : élever les enfants à croire aux sortilèges, aux sorciers et aux baguettes magiques...


Quelqu'un, quelque part, a-t-il jamais élevé des enfants à croire en de telles choses ? Ce n'est sûrement pas ce qui se passe quand nous proposons une histoire à un enfant. Personne ne dit « Tu dois croire ça, parce que c'est vrai, ou parce que je te punie si tu n'y croies pas, ou parce que c'est vilain de ne pas y croire », ou quelque chose de la sorte. Ce que nous disons, en effet, c'est « Amusons-nous en faisant semblant qu'il était une fois un gâteau magique, ou une marraine la fée, ou un ours en peluche qui parle... ».


Et il n'est pas difficile de voir que pratiquement tous les scientifiques ont été élevé avec des contes de fées, ce qui ne les a pas empêché de devenir réputés dans leur secteur.


Pour ce qui est des choses se transformant en d'autres choses, en revanche, il a de quoi être plus sûr de son fait. Certains parents élèvent leurs enfants à croire que le pain peut se changer en chair, et l'eau en vin, et qu'ils doivent croire cela s'ils ne veulent pas aller en enfer. Certains de ces parents, ou d'autres parents, élèvent leurs enfants à croire que le monde a été créé il y a six mille ans, et que les scientifiques se trompent à propos de l'évolution, et qu'ils ne devraient pas être autorisés à enseigner dans les écoles. Et je suis totalement d'accord avec Dawkins quand il dit que ceci est pernicieux et nuisible.


Mais il y a un monde de différence entre insinuer ce genre de choses et proposer un conte de fées à un enfant. Les enfants apprennent vite qu'il y a plusieurs façons de croire, pour plusieurs genres d'histoires, même si certains adultes l'ont oublié. Il est parfaitement possible de croire à la théorie de la sélection naturelle de Darwin, et d'apprécier l'histoire de l'éléphanteau. Il est parfaitement possible d'adorer d'une famille d'êtres qui n'ont aucune chance d'exister, et d'entretenir une passion pour la science.

”LaEt quand une expérience est impossible à effectuer dans la réalité, il nous faut l'effectuer par la pensée. Einstein n'a pas pu enfourcher un rayon de lumière, il a dû imaginer ce que cela ferait, et le résultat a été la théorie de la relativité. Un grand scientifique utilise son imagination sur la nature ; un grand romancier sur la nature humaine. Voici un exemple d'un grand romancier ayant imaginé ce que ce serait de vivre sans contes de fées. Dickens, dans La Maison d'âpre-vent, décrit la repoussante famille Smallweed :



« Pendant toute la période occupée par la lente croissance de cet arbre généalogique, la maison Smallweed (...) avait consolidé son caractère pratique, avait rejeté tous les amusements, désapprouvé tous les livres d'histoires, les contes de fées, les romans et les fables et banni toute forme quelconque de légèreté. D'où le fait réconfortant qu'il n'y était né aucun enfant et que, des petits hommes et des petites femmes achevés qu'elle avait produits, on remarquait qu'ils présentaient une certaine ressemblance avec de vieux singes à l'esprit accablé par de sombres pensées. (...)
« Judy n'a jamais possédé de poupée, n'a jamais entendu parler de Cendrillon, n'a jamais joué à aucun jeu. Une ou deux fois, quand elle avait dans les dix ans, elle s'est trouvée par hasard en compagnie d'enfants, mais ces enfants n'ont pu s'entendre avec Judy, non plus que Judy n'a pu s'entendre avec eux. Elle donnait l'impression d'être un animal d'une autre espèce et une répugnance instinctive existait de part et d'autre. » (Traduction Pléiade, NdT)



Pour ce qui est de la preuve, je pense qu'il n'y a rien à faire : nous devons juste croire ce que les gens nous disent, et le confronter à notre propre expérience. Et s'ils disent que les histoires de toute nature, de la plus réaliste à la plus fantaisiste, ont nourri leur imagination et les ont aidé à forger leur compréhension morale, alors nous devons accepter cette vérité. Je pense que ce n'est pas le genre d'histoires qu'on propose aux enfants qui a le plus d'effet sur leur développement, mais plutôt le fait de leur en proposer ou non ; et que les enfants dont les parents prennent la peine de s'asseoir pour lire avec eux, et de parler des histoires – pas une conférence sur l'existence potentielle des fées ou la capacité qu'a Peter Pan de voler, mais une conversation authentique et sincère – seront bien plus à l'aise et en confiance, non seulement avec le langage, mais aussi avec pratiquement toutes les sortes d'activités intellectuelles, dont la science. Et les enfants privés de ce contact, de cette interaction, du monde des histoires, ont très peu de chance d'avoir une vie prospère et resplendissante.


J'ignore quelle sorte de preuve c'est, mais j'y crois, et toute l'expérience humaine va dans ce sens.


Traduit pour Cittàgazze par Jopary


Détails
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Samedi 22 Mai 2010 - 11:00:39
Haku
Source : philip-pullman.com
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